Politiser l’urgence !

Vigilance

Par Julien Charles

Les décrets séparent éducation à l’environnement et Edu- cation permanente. L’étanchéité des attributions minis- térielles distingue aide au développement et lutte contre la pauvreté. Les habitudes militantes isolent syndicats et expérimentations démocratiques. Les enjeux socio-écono- miques, écologiques et démocratiques sont dissociés alors qu’ils devraient être associés. Pour parvenir à les tenir ensemble, il faut transgresser ces frontières dans nos pra- tiques (d’animation, de formation, d’accompagnement, de sensibilisation, d’écriture…) et les ancrer dans la réalité du présent.

Gilets jaunes et jeunes pour le climat

Gilets jaunes et jeunes pour le climat ont occupé le devant de la scène médiatique ces derniers mois. Les premiers peinent à boucler leurs fins de mois et à nourrir leurs enfants. Les seconds craignent pour leur survie dans un écosystème menacé par un dérèglement climatique dont les conséquences seront dramatiques. En sortant dans la rue, les uns et les autres lancent à tous un appel à reprendre les choses en main, avant qu’il ne soit trop tard. L’urgence traverse leurs discours et ils reprochent aux institutions représentatives leur inaction. Mais ils ne tournent pas le dos aux principes démocratiques : ni fascisme vert, ni fascisme rouge. Ils veulent vivre dignement dans un monde égalitaire et constatent que cette égalité est incompatible avec le capitalisme.

Les chiffres qui objectivent ces revendications sont connus de longue date. Dernier rappel par Statbel, l’office belge de la statistique : en 2017, plus de 20% de la population belge était confrontée au risque de pauvreté. De son côté, l’Organisation Météorologique Mondiale indique que les quatre dernières années sont les plus chaudes jamais enregistrées, impactant à la hausse le risque de catastrophes naturelles, de famines, de maladies et d’extinction d’espèces. Ces évaluations quantitatives, qui se multiplient et s’aggravent, conduisent certains à poser des seuils d’acceptabilité de la pauvreté ou du changement climatique. Etablir un seuil, c’est dessiner une frontière qui n’est jamais neutre. Fixé un peu plus haut ou un peu plus bas, le seuil est toujours le fruit d’un arbitrage entre différentes options possibles. A moins de vouloir avancer vers une dictature des experts, ces décisions doivent donc être prises démocratiquement : nous devons nous en emparer collectivement, susciter l’expression d’intérêts et d’opinions divergeants, poser des choix justes et légitimes. L’urgence n’est pas seulement écologique et socio-économique, elle est donc aussi politique.

L’urgence, c’est précisément l’angle d’attaque de la collapsologie, cette « nouvelle science » prétendant objectiver les effondrements qui nous attendent et leurs conséquences inévitables. Ce projet emporte avec lui un risque totalitaire inacceptable. La partie suivante de cet article se présente donc comme une lettre adressée aux gourous de cette science de la fin du monde et à leurs adeptes, destinée à les informer de ce danger. Quelques expérimentations démocratiques servent à leur montrer ce qu’il est possible de faire pour relever les défis auxquels nous faisons face. La dernière section de l’article montrera comment ces expérimentations rejoignent les mouvements des gilets jaunes et des jeunes pour le climat dans une lutte anticapitaliste. Une lutte anticapitaliste qui ne dit pas toujours son nom mais qui ne transige pas avec l’exigence de relever simultanément les défis écologiques, socio-économiques et démocratiques de notre temps.

Lettre aux gourous de la collapsologie

Chers annonciateurs de la fin du monde, Je vous lis et vous écoute depuis quelque temps. Je ne tiens pas à vous empêcher de continuer à jouer avec les chiffres et les pronostics les plus pessimistes. Je veux simplement vous faire part de mon inquiétude grandissante face à la façon dont vous utilisez les sciences de la nature pour décrire notre société, et la gouverner.

Contrairement à ce que vous laissez croire, les sociétés humaines ne sont pas régies pas des lois naturelles. Il ne fallait pas prendre Brassens au sérieux quand il chantait ironiquement que « la loi de la pesanteur est dure mais c’est la loi ». Nous ne sommes pas seulement définis par nos besoins physiologiques et nos interactions avec l’environnement naturel. Nous sommes aussi des êtres sociaux, pris par des contextes culturels et politiques variables, construits au fil des relations que nous entretenons entre nous, avec les institutions et les objets qui nous entourent.

C’est pourquoi nous défendons une société démocratique, où les lois ne sont pas seulement celles de la nécessité, dictées par la nature, mais aussi celles de la justice, définies par le peuple et ses représentants. Ces lois n’ont pas l’apparente solidité que vous donnez à vos théories : elles sont au contraire incertaines et fragiles. Lorsque vous écrivez et parlez comme si elles n’existaient pas, vous les mettez donc en danger, vous constituez une menace pour la démocratie, vous dépossédez les citoyens de leur pouvoir de décision et d’action. Vous procédez comme ces économistes qui nous enjoignent à nous conformer à l’objectivité des lois du marché. En politique, le scientisme est un totalitarisme.

Pour tourner le dos à cette ambition totalitaire, vous pourriez vous pencher sérieusement sur certaines expérimentations en cours. Elles proposent des réponses parcellaires mais concrètes aux défis sociaux, environnementaux et démocratiques du présent. Elles ne sont pas parfaites mais elles sont ouvertes aux améliorations futures.

Quand les ouvriers de chez SCOP-TI récupèrent leur usine des griffes du groupe Unilever pour la gouverner eux-mêmes, ils démocratisent l’organisation du travail et réduisent les écarts salariaux. Ils mettent fin à des dynamiques d’évasion fiscale, choisissent de soutenir la filière régionale des plantes aromatiques et le commerce équitable.

L’expérimentation française Territoires zéro chômeur de longue durée produit des effets semblables. Les entreprises créées dans ce cadre développent des activités ancrées dans la transition écologique et la cohésion sociale. En proposant un CDI à temps choisi à tous les chômeurs des territoires concernés, elles permettent d’éloigner significativement le risque de pauvreté. Elles contribuent aussi à reconstruire la confiance en soi nécessaire à l’implication dans la vie de la cité.

Les multiples projets de jardins partagés, de repair cafés et d’ateliers de fabrication de produits d’entretien qui se développent hors de l’emploi permettent pour leur part aux citoyens de récupérer un peu de pouvoir sur les objets qui les entourent et, par là, sur leur propre vie. Ils y trouvent aussi une vie collective dans laquelle leurs contributions sont reconnues à leur juste valeur.

Dans les espaces ouverts par ces expérimentations, se dessinent des horizons et des pratiques politiques, socio-économiques et écologiques qui sont à la fois justes, égalitaires et solidaires. En incarnant la possibilité de tenir ensemble ces enjeux, ces espaces nous donnent les moyens d’éviter que le ciel ne s’effondre encore un peu plus sur la tête des exclus, des exploités et des opprimés. Cet effondrement dont vous répétez sans cesse qu’il est inévitable… Ca donne à réfléchir, non ?

Julien

Que faire du capitalisme ?

Ces expérimentations, imparfaites, ouvrent une voie intéressante : elles sont fondamentalement orientées vers le triple objectif de vivre dignement, d’exercer sa citoyenneté et de préserver l’environnement. Seules, elles ne parviendront pas à renverser le capitalisme. Mais elles permettent d’éprouver comment ces trois horizons mutuellement nécessaires imposent une rupture avec le capitalisme. Elles contribuent ainsi à dessiner un rapport de force qui nous est plus favorable.

Cette articulation fait évidemment défaut aux collapsologues qui négligent les enjeux sociaux et démocratiques. Elle est aussi délaissée par le mouvement syndical qui mobilise ses militants « pour le pouvoir d’achat » et prêche pour « une meilleure répartition de fruits de la croissance ». Régler l’injustice salariale lui semble suffisant, les impacts environnementaux et politiques du capitalisme sont négligés. Le même défaut d’articulation caractérise ceux qui plaident pour un renouvellement de la démocratie, à l’occasion du Grand Débat français ou ailleurs. Ils font de la récolte des avis des citoyens leur revendication fondamentale, sans rien dire de la façon dont le capitalisme sape les conditions de cette participation, nuit à la vitalité démocratique en dépossédant les citoyens de leurs droits politiques au travail et en évitant les maigres législations écologiques et sociales existantes. Les expérimentations évoquées ci-dessus, comme les gilets jaunes et les jeunes pour le climat, témoignent de la nécessité de traiter conjointement ces trois enjeux. Très concrètement, ces configurations offrent à des citoyens qui ne se parlaient pas (ou plus) la possibilité de se retrouver autour d’activités communes et de dialoguer autour de problèmes identifiés collectivement, même si leurs réponses ne sont pas univoques. C’est là une portée colossale de ces mouvements et expérimentations : avant de formuler de grandes affirmations sur l’avenir désirable et les moyens d’y parvenir, ils s’ancrent dans l’expérience des protagonistes et la description du présent.

L’exemple des entreprises créées dans le cadre des Territoires zéro chômeur de longue durée illustre clairement cela. Elles s’enracinent dans la double identification des besoins concrets du territoire et des attentes tout aussi concrètes des chômeurs, pour les faire se rencontrer au sein d’un projet collectif. Des questions de déplacement et d’accès à une nourriture de qualité y sont par exemple énoncées, simplement mais précisément. Les acteurs rassemblés s’interrogent sur les raisons pour lesquelles ces besoins fondamentaux ne sont pris en charge ni par le marché, ni par l’Etat. Au fil de l’expérimentation, ils identifient leurs intérêts communs. Ils construisent alors leurs propres réponses face à ces constats et ces ambitions communes. Et lorsqu’ils mettent en œuvre ces propositions, ils font voir leur pouvoir d’action, leur force. Si les acteurs de cette expérimentation ne s’affirment pas franchement anticapitalistes, ils ne le sont pas moins dans les faits. Ils n’en font pas une étiquette permettant d’arranger les militants déjà convaincus. La mise à mort du capitalisme est la destination, pas le point de départ du projet. Au départ, il y a l’objectif d’éradication de la pauvreté, d’égalité de droits et de solidarité. Certes, les expérimentations et mouvements évoqués sont parcellaires et ne dessinent pas une politique générale. Mais ils n’en sont pas moins intransigeants sur leurs ambitions socio-économiques, écologiques et démocratiques. Ils construisent ainsi un rapport de force favorable aux opprimés et aux exploités.

La force de ces expérimentations et mouvements ne tient donc pas à la généralité d’une formule. Leur puissance ne s’ancre pas non plus dans des discours scientifiques définitifs sur l’état du monde et notre incapacité à déterminer ce qui va nous arriver. Ce qui leur donne sens et force, c’est le refus de la pauvreté qu’ils affirment, c’est la construction égalitaire qui les sous-tend et ce sont les principes écologiques qu’ils incarnent. Sur ces trois enjeux, ils ne sont prêts à aucun arrangement. Sur le reste, ils avancent à petits pas, s’ancrent dans la pluralité du monde qui les entoure et engrangent ainsi des victoires. C’est sans doute comme cela que se construit efficacement un rapport de force favorable à la sortie du capitalisme.

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