Corps non soumis

Articulations

Dossier réalisé par Laurence Delperdange, Paul Hermant, Milady Renoir, Myriam van der Brempt, Pascale Wilms

Dans le premier article, Milady R., par un récit intime de construction politique et un entretien avec Kis Keya ouvre une réflexion sur la gentrification de l’esprit et la décolonisation du corps. Cette réflexion est ponctuée d’un slam de Joëlle Sambi Nzeba … être un.e pirate n’est pas sans risque.

Dans le second article, Laurence D. a rencontré Pierre Brasseur, médecin généraliste, fondateur d’une Maison Médicale en plein centre du quartier des Arsouilles de la ville de Namur. Dans les maisons médicales, le corps (en souffrance) est considéré comme une expérience individuelle à prendre en considération.

Dans le troisième article, Paul H. a quant à lui rencontré François Perle, directeur du Service des indemnités de l’Inami. 950.000 personnes, sur une année, quittent leur travail pour raisons d’invalidité. Une nouvelle question sociale ?

Enfin, Myriam VB clôture le dossier par une invitation à envisager la pensée politique du care comme possibilité d’opposer quelque chose au rouleau compresseur du productivisme.

Quatre points de vue autour de l’idée que si le corps est soumis, on peut prendre appui sur celui-ci pour résister.

Un récit intime de construction politique de Milady Renoir, miroir d’un entretien avec Kis’ Keya, réalisatrice Afro-Queer, ou comment la liberté de (se) dire, d’agir contre la gentrification de l’esprit et la colonisation du corps s’acquiert ? Peut-être en triturant un symbole de fictionnalisation, la chimère, de celle qui multiplie les avatars et les définitions variables selon le moment où on la perçoit.

Autof(r)iction

Au-dessus de mon lit d’enfant, à l’étage d’un café de gare de Chelles-Gournay, ville-dortoir du fameux 9–3. Territoires brouillés entre immeubles de banlieue (lieubanni), centres commerciaux et zones pavillonnaires. Portrait sépia de de Gaulle, dédicacé à mon grand-père, ex-pompier de Paris, réparateur d’armes de service de la Gendarmerie Nationale. Chat sauvage déchirant le poitrail d’une perdrix les deux empaillés. Affiche électorale de Pêche, Chasse, Nature et Tradition. Collection de miniatures d’avions de chasse (modèles de 1945 à 1985). Boites de cartouches calibre gros gibier pour dégorger ses gonades le dimanche à la campagne.

Apprendre pour vivre, vivre pour apprendre au fronton républicain de l’école primaire. Jules Ferry et ses potos bien blancs-mâles-bourgeois font illusion quand j’entends le (dis-)cours d’éducation civique. On nous dit égaux, frères (pour sœurs, c’est en bas de l’échelle), libres. La “diversité” culturelle à Chelles-Gournay n’est pas un concept sociologique creux, les migrations « nécessaires » à la « reconstruction » de la France (main d’œuvre contre palier d’HLM) nourrissent mes jeux de préau, ma construction d’alliée. Nous sommes 1/3 blanc, 2/3 non-blanc. Blanc n’est pas égal à français, aussi droit-du-sol soit la France, je le capte très vite, même si je suis moins cible vivante. #CheckYourPrivileges. Après l’école, pas le droit de sortir, ni d’inviter des copain.e.s à la maison. Devise familiale : Sécurité, Chasteté, Blanchité [2] .

Au collège, des profs font fi de la République, en proférant moult insultes racistes* et/ou islamophobes* (si, si, déjà) et/ou sexistes* (*ne rien biffer, toute mention utile), recouvertes d’ ‘humour’. Mais qui sont les Maîtres ici ? J’enfile mon costume de déléguée de classe chaque fin de trimestre. Conseil de classe d’orientation (14-15 ans), les ados maghrébins et noirs ou blancs pauvres poussés vers les sections techn(olog)iques, les filles vers gestion et secrétariat. J’en rajoute ? Ben, à peine. #RacismeSystémiqueAuPremierRang.

Au lycée, rengaine… pétards, bagarres éclatantes, suicides de profs peu formés, potes contrôlés si plus-de3-en-bas-d’un-immeuble, bastonné.e.s par la police, pas d’emploi pour toi, propos politiciens locaux ou nationaux plus-que-fachos. A mes 16 ans: rosier blanc et blague du jour: Tu nous ramènes pas un noir ou un arabe à la maison !

Mon intime s’est formé au positionnement contre les rapports de domination, contre mes héritages d’identité, d’idées, de dénis. Mauvaise graine in-née, j’pars en apnée face au consortium école-famille-norme-dogmelibéralisme-utilitarisme-surplomb. Je lis L’impératif transgressif [3] en cherchant, en cherchant, en cherchant. Ruptures et lectures ratifieront mon Non social, mon Non familial, mon Non politique. Mon corps sort des gonds. Je jouis auprès de corps qui pensent révolution qui agissent piratage qui (se) désaliènent d’esprits qui refusent qui rapent qui écrivent qui témoignent de corps qui dansent qui luttent qui enragent de corps qui crèvent plus vite aussi. Incrémentalement, mon terrain de je exige d’être de l’autre côté des tueurs et leur jeter des pierres, car ce sont eux qui ont commencé.

Être un.e pirate n’est pas sans risque.

A l’assaut…

des navires qui battent pavillon « capital »,

des serrures des coffres saturés de conneries

que l’on ne cesse de dénoncer,

du racisme, du sexisme, des violences qui

claquent au vent des extrêmes.

C’est que le monde change?

Alors ils tiennent, ils tiennent, les négriers du monde,

ils serrent tous les nœuds marins possibles, intenables

pour maintenir l’illusion, pour que passe la pilule,

pour que s’oublient nos Mémoires.

Nous pardonnons mais nous n’oublions pas [4] ,

disent-Elles.

Devise de nos combats.

À l’abordage, bordelle! A l’assaut des canons,

des dorures et des cales inondées.

A l’attaque, bordelle ! La victoire est au bout de

nos mots, nos poings, nos actions.

A l’assaut, Pirates ! La lutte n’est ni sans risque

ni sans peine mais…

ne vois-tu pas poindre l’horizon ?

Joëlle Sambi Nzeba, artiste lesbienne noire

Extranostro, Corps Noirs Queer [5] Insoumis et Fiers

Propos de Kis’ Keya, recueillis par Milady Renoir

Projection de la Web Serie ExtraNostro réalisée par Kis’ Keya [6] lors de la soirée à Point Culture, Decolonization will not be televised. Différent.e.s intervenant.e.s discutent des lieux de décolonisation : dans les arts, la culture, les récits et dans les corps, les esprits. ExtraNostro ? web série, accessible à tout.es, partout, tout le temps. Format court, diffusion sur Internet, gratuite. Kis’ a présenté le film en Côte d’Ivoire (après Paris, Montréal et Bruxelles) dans une boîte gay, à priori avec un public avisé mais la discussion a pris un tournant pédagogique, évoquant les complexités identitaires et des besoins d’exister de manière définie, catégorisée. Genre : Suis-je bi? Suis-je lesbienne si je suis une femme trans. amoureuse d’une autre femme? etc. Cette finalité espérée a concrétisé un des pourquoi de la série. Dans certains milieux militants au « Nord », on tente de déblayer les barrières, issues des modèles normatifs et dominants. A ce moment là, « là-bas », la nécessité de poser des identités, voire des étiquettes pour se situer s’est imposée.

ExtraNostro répond à l’obligation de la visibilité, de la représentativité de corps non-hétéronormés, pour la construction de soi, individuellement et pour la construction collective. Décoloniser les esprits ? Autant pour les personnes noires gays qui cherchent à recouvrer leurs fiertés, affirmer leur beauté que pour les personnes blanches, pas ou peu habituées à voir des corps noirs gays fiers de l’être. Pour l’instant, au cinéma, être noir.e est une fonction, une définition de personnage (NDLR: cf. en France, avec Noire n’est pas mon métier, essai collectif initié par l’actrice Aïssa Maïga Éd. du Seuil, 2018), un alibi sans complexité ou un stéréotype tel le “meilleur ami gay noir folle” qui représente la créature nocturne dépolitisée, schématisée. Quant aux lesbiennes noires dans le cinéma francophone, elles sont complètement inexistantes pour l’instant. Dans le combat de cette visibilité gay, le.la gay noir.e n’est pas d’actualité, surtout pour les réalisateur.trice.s blanc.he.s.

Pour Kis’, pour les communautés Queer et/ou Racisées [7] , faut parler soi-même de soi-même, « on est poussé à le faire sinon personne ne le fait ou le fait mal ». En Belgique, le constat de la fameuse “diversité”, mot parefeu, est pauvre. Kis’ l’a expérimenté en tant que réalisatrice noire depuis des années. « Le cinéma est le média le plus cher en termes d’équipe, c’est plus difficile d’avancer seul.e. On frappe tou.te.s aux mêmes portes. Au delà d’une précarisation du milieu, il y a les couches supplémentaires de racisme, de sexisme. Le format Web série a permis d’être à la fois professionnel, rapide, autonome ». La stratégie de Kis a été de légitimer son travail par le résultat. L’attrait suscité par la suite et l’émulation médiatique poussent les institutions à décaler leurs habitudes.

Se poursuit ensuite le travail débuté en amont de communication ciblée. Dès le crowdfunding lancé pour réaliser la série, la conscientisation s’est articulée sur différents publics: hétéro / LGBT+ [8] blanc / hétéro noir / LGBT+ noir lui-même. Un ciblage sans hiérarchie accompli chaque fois de manière différente.

Dans tous les cas, il y a demande d’éducation, d’information sur les questions afro queer. Quand Kis’ entend, lors des présentations de la série : “enfin quelqu’un.e qui me ressemble”, la série remplit une mission. Plus généralement, il y a une émergence culturelle et médiatique sur les sujets décoloniaux, cette série «répond» à cette actualité, même si « le public francophone (Français, Belge) est encore dans son rapport colonial aux noir.e.s. Le.la noir.e n’est pas un.e partenaire, un.e collaborateur. trice à égalité, c’est celui.celle qu’on aide, souvent malgré lui.elle, selon ce qu’on a déterminé qu’il lui fallait ». Parallèlement, son travail vise aussi à toucher les familles et communautés noires sur la question de l’homosexualité, souvent taboue dans les diasporas africaines, dans les pays africains.

Pour sensibiliser, le ton d’Extranostro est volontairement léger et touche les concerné.e.s, les noir.e.s LGBT+ : « Leurs vies ne doivent pas toujours être difficiles, tragiques, et si ça l’est, c’est important de pouvoir se transporter ailleurs, dans un monde réinventé, pas spécialement utopique mais à portée de main » et se tourne aussi vers les familles des personnes noires LGBT+, parfois réfractaires, moralistes ne connaissant pas (encore) cette réalité. Kis’ a utilisé un timbre qui n’enferme pas, qui séduit et embarque avec douceur, avec humour, sans nier pour autant les problématiques d’homo-& transphobie, de racisme : « Les corps dans ExtraNostro ne se cachent pas, ils revendiquent de la sensualité, de l’humour, de l’amour, même de l’arrogance. L’amour et l’arrogance sont les caractéristiques les moins autorisées aux personnes LGBTQ+ dans le cinéma, et encore moins quand ils.elles sont noir.e.s. »

Le militantisme féministe de Kis’ a débuté avec la peinture, dans un besoin de légitimer son corps noir cambré qui était sans cesse fantasmé, essentialisé ou raillé (cf. fétichisation du corps noir féminin). Sa pratique artistique est libération, pansement, invitation. Kis’ cherche à comprendre et à faire comprendre les disjonctions et les alliances politiques par l’image, le corps et la narration. « Les termes afroqueer, afroféminisme, afropéen sont arrivés depuis quelques trop récentes années, et même s’il est regrettable d’avoir eu à faire apparaître ces appellations catégorisantes, si cela révèle le manque d’universalité et d’inclusion de certains mouvements de pensée et représentations, cela fait énormément de bien de se trouver une petite place quelque part, une place qu’on a construite soi-même »

Kis’ Keya [9] incarne la non-binarité, autant à propos du genre assigné à la naissance que pour les réductions de pensée telles que bien/mal, corps/esprit. Kis’ se réincarnera volontiers en « Erzuli la Rouge, une déesse vaudou puissante, ni bonne ni mauvaise, divinité de la beauté et de l’amour, elle incarne une figure à la fois désirable et repoussante, pleinement ce qui est l’entre deux et l’un.e et l’autre à la fois ».

La chaîne de la série ExtraNostro sur youtube.com, site de l’artiste : kis-keya.com

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