Faites le travail : un plan écologique, social et démocratique
Articulations
Par Jean-Luc Manise
A l’Eden de Charleroi. Nous sommes le 22 février 2017. Montée d’adrénaline. Durant 1336 journées, les travailleurs de Fralib, une usine de thé située près de Marseille ont occupé l’usine d’Unilever et ont finalement remporté la bataille avec la création de la coopérative Scop-TI et des thés de la marque 1336. Présent à la rencontre son directeur, Olivier Leberquier, explique à ses camarades syndicalistes carolo -4 mois de résistance au compteur- que oui, la force pouvait être du côté des ouvriers et que les combats étaient menés pour être gagnés. Durant la soirée «Caterpillar et nous, quelles alternatives à la fin de l’emploi» différentes alternatives au travail et alternatives de travail seront mises en question.
Les 24 heures du travail
Quelques mois plus tard, les 11 et 12 décembre 2017, l’événement “les 24 heures du travail, l’autonomie dans la solidarité, pourquoi et comment” interroge des propositions et expérimentations qui poursuivent l’horizon historique du mouvement ouvrier, en faveur de plus d’autonomie des travailleurs face au capitalisme. Celles qui appellent aussi à plus de démocratie et au respect des ressources naturelles. Julien Charles : « A cette occasion, nous manquons d’inviter les porteurs de l’expérimentation française « Territoires zéro chômeur de longue durée », qui entend offrir un CDI à toutes les personnes du territoire qui le souhaitent. Pour nous rattraper, nous allons visiter l’expérimentation lilloise un mois plus tard, le 25 janvier 2018".
Voyage en Misarchie
Paul Hermant : « Vient l’anniversaire des 40 ans du CESEP en automne 2018. Emmanuel Dockès, l’auteur de “Voyage en Misarchie, essai pour tout reconstruire” embrasse la réduction massive du temps de travail et Laure Toulemonde présente l’expérimentation lilloise “Territoire Zéro Chômeur”. De nouveau, le travail fait partie des préoccupations de la maison avec la mise sur pied d’un groupe de travail sur le travail, qui se donne pour objet de mettre en place une petite entreprise misarchique au sein du CESEP, en opérant l’articulation entre les secteurs ISP et EP, insertion et éducation permanente. »
Rentrer nulle part, sortir partout
Près d’un an plus tard, la Chronique de Paul Hermant sur Radio 27 “Rentrer nulle part, sortir par tout” débouche sur la création du groupe d’action et de réflexion “Le cinquième temps”. Paul Hermant : « En quelque sorte, il s’agit de saisir “l’opportunité” de la question climatique pour retravailler la question relative à la réduction du temps de travail. Nous menons une première rencontre publique avec un panel de personnes et nous réinvitons Emmanuel Dockès. En gros, il faut voir “Faites le travail” comme un continuum où non seulement il y a des articulations qui se produisent logiquement entre les thématiques dont on s’empare mais où il y a aussi une espèce de fidélité, de loyauté dans une équipe qui commence à se composer et qui devient de plus en plus apparente au fur et à mesure que les lignes de force se font. »
Front travailliste
Julien Charles : « Le fait d’être très libre institutionnellement et de ne pas être pris d’emblée dans des enjeux de clanisation nous a également fait gagner en crédibilité. Nous avons dès le départ choisi de travailler avec des personnes d’horizons différents, qui sont intervenus de façon récurrente. Cela fait maintenant 3 ans que ce “front travailliste” se constitue en dialogue avec les organisations syndicales sans pour autant les mettre au cœur du dispositif. Nous soutenons bien entendu les organisations syndicales dans leurs actions de résistance face à l’effritement de la sécurité sociale mais je trouve que l’une des plus belles réussites de l’événement du 1er mai, c’est d’avoir pu les réunir pour faire autre chose que de bloquer les mesures du gouvernement néolibéral et accepter de discuter de propositions. »
Radicalement concret
Lorsque le confinement est tombé, la nécessité de “sortir partout” s’est rapidement imposée. Julien Charles : « Le trio CESEP / TED-UCLouvain / FDSS s’est formé et on a rassemblé autour de nous des gens avec qui on savait qu’on avait une base commune. Le 1er mai est rapidement apparu comme le jalon chronologique pertinent. Le point de convergence, c’étaient les thématiques de travail et d’emploi. Il y eu une sorte d’hésitation à savoir si on élargissait radicalement le spectre. On a décidé, à juste titre, de se limiter aux enjeux travail, emploi, chômage. Le travail accompli précédemment nous a permis d’aller vite sans être contraint d’aller chercher le plus petit dénominateur commun. Il fallait que ces propositions répondent à notre cahier des charges, c’est à dire qu’elles soient à la fois sociales, écologiques et démocratiques. Il fallait des propositions concrètes, audacieuses, précises et opérationnelles, c’est à dire qui n’imposent pas de sortir du capitalisme avant d’être mises en œuvre. Des propositions comme cela, il n’y a en pas 60.000: on s’est rapidement mis d’accord sur une liste de 6. Il y avait une autre condition: qu’elles soient appropriables, c’est à dire qu’elles devaient être mises en discussion par des organisations de la société civile et pas seulement apparaître comme des propositions académiques. C’est de là qu’est née l’idée d’avoir un trio de proposants et deux répondants qui interprétaient la proposition depuis le lieu où ils se trouvent, et qui prenaient position par rapport à ses enjeux. »
Le dernier mot aux organisations de la société civile
Le premier mai tombait cette année un vendredi. Julien Charles : « Le lundi, on a enregistré les 6 proposants. Le mardi, on a diffusé ces propositions aux discutants et on a enregistré cela plus ou moins dans les conditions du direct, avec un montage minimal réalisé par Tout va bien. Il y a une originalité par rapport à un colloque classique: les proposants n’avaient plus la possibilité de répondre après les discutants. Ceux qui fermaient le tour, c’est les gens de terrain. Le dernier mot, ce sont les grosses organisations qui pilotent la société civile belge qui l’ont eu. »
6 propositions pour répondre aux enjeux travail, emploi, chômage
Avec Dominique Méda, Pavlina Tcherneva, Isabelle Ferreras, Benoît Borrits, Florence Jany-Catrice et Emmanuel Dockès, il était ainsi question de faire basculer nos sociétés dans la reconversion écologique, de garantir l’accès à l’emploi, de démocratiser l’entreprise, de constituer un fonds socialisé d’investissements, de mieux valoriser les emplois utiles et de réduire le temps de travail. Pour Dominique Méda (Université Paris Dauphine) discutée par Marie-Hélène Ska (CSC) et Christine Mahy (Réseau wallon de lutte contre la pauvreté) le risque est grand que les gouvernements organisent de vastes plans de relance “brune”. Or ce qui doit s’imposer, c’est un plan de sortie de crise consistant d’une part dans une forme de relance verte, étalée au moins sur dix ans et prenant la forme d’un investissement public massif, et d’autre part, dans l’adoption de pratiques de sobriété. Paul Hermant : « Ce qui est intéressant dans l’intervention de Dominique Méda, c’est la volonté de travailler à la fois sur l’empreinte carbone et sur un indice de santé sociale. Pour elle, il s’agit de relativiser l’usage du PIB et d’adopter des indicateurs physico-sociaux capables de nous informer sur les patrimoines critiques et sur ce qui compte vraiment pour sauvegarder le caractère habitable de notre planète. Il s’agit bien d’un quota par personne. Ce n’est plus le PIB ni la croissance qui conduisent le jeu, mais l’empreinte carbone encadrée par un indice de santé sociale qui assure l’égalité de ce processus de rationnement. Le but: que les riches ne soient plus autorisés à émettre deux cents fois plus de gaz à effet de serre que les autres. Cela fait une vingtaine d’année que Dominique travaille sur la thématique de la prospérité. C’est un long chemin qui aboutit, enfin qui pourrait aboutir car on ne doute pas une demi seconde que la question de l’empreinte carbonique va devoir faire face à des lobbys extrêmement violents et forts. Cette violence là, il va falloir l’affronter »
Derrière la proposition, le combat
Paul Hermant : « Sur la question de la reconnaissance sociale des métiers avancée par Florence Jany-Catrice et discutée par Daniel Richard (FGTB) et Antoinette Brouyaux (Associations 21), le confinement nous a fait redécouvrir de qui, entre l’infirmière et le startuper, on a besoin. En dépassant la question de l’utilité du travail, cela nous ouvre la question de quel travail est utile et comme le faire utilement. Maintenant, l’aventure ne fait que commencer. Je pense que nous ne sommes pas les seuls à avoir remarqué qu’effectivement, les “soutiers de la société” sont essentiels, qu’une revalorisation de leur salaire est la moindre des choses mais qu’une revalorisation de leur droit en entreprise en est une autre. Et donc il est possible que les caissières de première ligne d’hier soient remplacées demain par des self scan et que dans un certain nombre de métiers où le geste peut être remplacé, il le sera. Là aussi, comme avec Dominique Méda c’est proposition certes mais combat derrière. »
Une utopie réaliste
Emmanuel Dockès discuté par Boris Libois (Extinction Rébellion) et Fanny Dubois (Fédération des maisons médicales) proposait de mieux répartir notre temps de travail et de le réduire collectivement. Paul Hermant : « Il s’agit d’inverser la logique de la semaine et du week-end. Deux jours de travail et cinq jours de temps libre, c’est possible pour autant qu’on instaure un revenu décent pour tous. Ce qui est intéressant chez Emmanuel Dockès, c’est toujours ce frôlement entre ce qu’on pourrait appeler la véritable utopie et l’ancrage dans quelque chose qui n’est jamais qu’une société un tout petit peu revisitée. Il ne nous fait pas miroiter 16 heures dans une île lointaine faite par une tribu d’Arcadie. Ce n’est pas du tout cela. Il donne des clefs et des solutions tout à fait pratiques comme la taxation des heures supplémentaires. Si on met en place un système dans lequel les 16 premières heures sont mieux rémunérées que les heures suivantes, les heures suivantes étant plus taxées que les heures précédentes, on va permettre une réduction massive du temps de travail, sans interdire de travailler beaucoup. Cela permet de résoudre le chômage et de renforcer l’égalité. Pour moi, c’est la proposition, de toutes celles qui étaient sur la table, la plus en rupture même si c’est une demi rupture puisque les analyses académiques, notamment anglaises, sur la relation temps de travail climat nous disent que 8 heures de travail par semaine serait bien suffisant si on veut ne pas rater le coche de la décarbonation »
Gain marginal, effet colossal
Julien Charles : « Le propre de chacune de ces propositions est d’être plausible et d’introduire une transition de phase. Il ne faut pas attendre 50 ans ni changer 67 dispositifs juridiques pour les mettre en application. Si de prime à bord, elles ne paraissent apporter que des gains marginaux, elle induisent un réel changement d’état. La proposition d’Isabelle Ferreras discutée par Sara Lafuente Hernandez (Institut syndical européen – ETUI) et Mathieu Verhaegen (Actrices et acteurs des temps présents) fait écho à la reconnaissance sociale des métiers avancée par Florence Jany-Catrice. Lors du confinement, les travailleurs ont par eux-mêmes trouvé des réponses à des problèmes que leurs employeurs étaient strictement incapables de solutionner. On a eu devant les yeux une inversion de la dépendance où c’est le capital qui a besoin du travail. Ainsi revient en force la revendication historique de la FGTB en faveur du contrôle ouvrier et de la capacité des travailleurs à bloquer les décisions des actionnaires. C’est aussi toute la question du champ d’action du Comité pour la Prévention et la Protection au Travail qui doit pouvoir immobiliser l’entreprise si les conditions sanitaires ne sont pas rencontrées. L’enjeu de la proposition d’Isabelle, c’est la montée en force des instances de représentations des travailleurs qui sont déjà existantes. C’est un gain marginal certes, juste leur donner plus de pouvoir qu’elles n’en n’ont maintenant, mais avec un effet colossal! »
Crédibilité
La proposition de Benoît Borrits discutée par Bernard Bayot (New-B) et Anne-Laure Desgris (Smart) vient en prolongement de celle d’Isabelle Ferreras. Julien Charles : « Pour accepter de financer ces entreprises démocratisées, pour financer ces ressources matérielles et cognitives, il faut des banques qui acceptent de jouer le jeu. On a besoin d’une espèce de méga banque centrale ou d’un fonds d’investissement qui accepte de mettre de l’argent dans ces projets risqués qui veulent répondre à des besoins sociaux. Ce ne sont plus les gens qui ont déjà le plus d’argent aujourd’hui qui doivent décider où l’argent doit être investi, mais les citoyens". L’autre caractéristique des 6 propositions est leur crédibilité. Julien Charles “Le fait que ce soit une économiste de premier plan comme Pavlina Tcherneva discutée par Emeline De Bouver (Institut d’éco-pédagogie) et Bruno Bauraind (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative) qui mette sur la table l’emploi pour tous rend la proposition hyper crédible. Et cela s’inscrit chez nous dans un cadre, celui d’une espèce de grandissement colossal de l’expérimentation zéro chômeur de longue durée tout en reconnaissant les limites de cette expérimentation et en cherchant à aller plus loin dans son financement, et à savoir par qui concrètement vont être créés ces emplois. »
L’enquête, étape suivante
L’émission comptabilise à ce jour plus de 2000 vues complètes sur youtube et 500 sur facebook. Julien Charles : « Pour reprendre le jargon de l’éducation permanente, nous avons réalisé une étude en format vidéo. L’enjeu dans ce type de production, c’est le processus qui a permis de la réaliser et ce qu’elle va produire comme effets. L’objectif est maintenant d’élargir au maximum le nombre de personnes qui se reconnaissent comme concernés par ces propositions. Isabelle Ferreras, Dominique Méda et Julie Battilana ont initié une tribune en 25 langues dans la presse internationale qui reprend en d’autres mots, le propos qui est le nôtre dans l’émission du premier mai: Démocratiser (l’entreprise), démarchandiser (le travail), pour dépolluer (la planète). Tous les proposants académiques qu’on a rassemblé autour de table pour le 1er mai en ligne en sont signataires. Dans la foulée, nous avons lancé une enquête sur les conditions de travail, et de chômage durant le confinement qui a recueilli plus de 3000 réponses. L’idée est de partir de la réalité et des besoins des gens pour les confronter à nos propositions et voir dans quelle mesure elles peuvent y répondre. Tout l’enjeu est de dépasser le socle de base des associations et organisations rassemblées autour de la table du 1er mai pour toucher le plus grand nombre possible. Si on veut un effet décisif, il ne suffit pas d’avoir des idées, fussent-elles les meilleures, il faut qu’elles soient soutenues par une masse de personnes. »
S’instituer en tant que proposition
Paul Hermant : « Il ne s’agit pas d’un cahier de revendication. Tout ce qu’on fait n’est pas destiné à être soumis à des autorités quelconques qui devraient les valider ou pas. C’est un travail, quel qu’en soit le résultat, quel qu’en soit la fin, que nous entreprenons. S’instituer en tant que proposition et instituer nos propositions, c’est notre programme, notre plan écologique, social et démocratique. Et s’il ne rassemble pas tous les combattants, qu’il rassemble au moins tous les combattus. »