Comment les travailleurs pourraient gouverner leur entreprise
Propos recueillis par Julien Charles
Dans la discussion dont nous rendons compte ici, nous ne reviendrons pas sur le principe en lui-même. Nous chercherons plutôt à identifier les moyens concrets de faire avancer cette proposition en Belgique, à partir des institutions existantes. Elise Dermine, professeure de droit du travail à l’ULB, trouve dans l’histoire du « contrôle ouvrier » les fondements d’un réinvestissement de l’échelle de l’entreprise, particulièrement via le Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT). Raphaël Eberhaerd, délégué CSC au sein du CPPT et au Conseil d’entreprise (CE) de son entreprise, réagit à cette proposition à partir de son expérience quotidienne au sein de ces instances.
François Moens, coordinateur de Propage-S (agence-conseil en économie sociale proche de la FGTB), poursuit cette description et souligne la nécessité de construire la formation des représentants de travailleurs pour qu’ils soient en mesure de peser au sein des instances de représentation existantes… et à venir. Comment les travailleurs pourraient gouverner leur entreprise
Elise Dermine :
Par le passé, des propositions fondées sur le principe bicaméral ont été discutées au sein des organisations syndicales. Le «contrôle ouvrier» était proposé au cours des années 1920 par la Commission Syndicale, l’ancêtre de la FGTB. En 1924, Louis De Brouckère clarifie la différence entre le contrôle ouvrier et la cogestion, où les votes des administrateurs ouvriers ne sont pas décisifs, car les représentants du capital gardent la capacité de décider seuls du sort de l’entreprise. De Brouckère soutient au contraire une capacité de décision effective des représentants des travailleurs sur les questions sociales, via un contrôle de l’action de la direction semblable à celui dont disposent les représentants des actionnaires. C’est un véritable droit de véto collectif qui est porté par cette proposition, qui ne trouve cependant pas d’incarnation dans la loi. En effet, au sortir de la seconde guerre mondiale, les institutions du dialogue social au sein de l’entreprise telles que nous les connaissons aujourd’hui vont être fondées. Le Conseil d’entreprise et le Comité pour la prévention et la protection du travail, rassemblant des délégués des travailleurs et de l’employeur, sont reconnus comme des espaces d’information et de consultation. Les organisations représentatives des travailleurs investissent alors principalement leur énergie au-delà de l’entreprise, aux niveaux sectoriel et interprofessionnel. Dans un contexte de croissance et de gains de productivité significatifs, c’est là que des augmentations salariales sont négociées… et obtenues. Dans les années 1965-1975, les revendications de participation des travailleurs au niveau de l’entreprise reviennent néanmoins au goût du jour. Des grèves spontanées expriment cette volonté de participation sans être soutenues par les appareils syndicaux. Dans ce contexte, la CSC avance une proposition de réforme de l’entreprise, où les représentants des travailleurs disposent d’un véritable pouvoir de décision sur les questions sociales d’une part, et d’une information et consultation sur les enjeux financiers d’autre part. Mais, à nouveau, sans parvenir à l’inscrire dans le corpus juridique.
Raphaël Eberhaerd :
La description de la représentation syndicale de l’aprèsguerre proposée par Élise est toujours pertinente. Certes, elle est le fruit d’une élection démocratique. Mais l’action des représentants est drastiquement limitée au sein des instances. Dans mon entreprise, le CE n’a aucun pouvoir effectif sur la détermination des salaires, on ne parvient à discuter qu’à la marge, comme par exemple le paiement des heures supplémentaires et du travail de nuit. Dans les faits, les augmentations sont principalement négociéesau cas par cas, créant des injustices entre les travailleurs. Nous sommes démunis face à ça, et encore plus au défi climatique : au CE et au CPPT, on n’a pas la capacité de peser sur les choix stratégiques de l’entreprise. Plus récemment, avec la généralisation du télétravail durant la crise du Covid-19, l’activité a été réorganisée sans que les travailleurs n’aient un mot à dire. Et aujourd’hui, c’est un défi très compliqué pour l’employeur de faire revenir les gens sur le lieu de travail comme avant : l’injonction unilatérale ne fonctionne pas. Même l’employeur a donc besoin de plus de démocratie pour parvenir à mobiliser les travailleurs. Mais on en est loin aujourd’hui avec le CE et le CPPT tels qu’ils existent, où on est à la fois limité dans les objets de discussion et dans la capacité à influencer les choses.
François Moens :
L’exemple du télétravail est vraiment intéressant parce qu’il met en lumière une réalité que nous avons identifiée dans le cadre du projet CCT9.be. Cette modification substantielle des conditions de travail fait partie des éléments sur lesquels il y a une obligation d’information du CE. Mais le patronat n’a pas le réflexe de mobiliser cet organe parce que l’entreprise est construite sur l’autorité absolue des apporteurs en capital et de l’employeur qui représente leurs intérêts. Ceci dit, même quand les informations sont communiquées, il y a aussi un problème lié au format dans lequel elles sont diffusées.
Elise Dermine :
Ça me fait penser à l’un des arguments importants en faveur du contrôle ouvrier : préparer la classe ouvrière au pilotage des usines par eux seuls. Et cela pas seulement en faveur des quelques entreprises récupérées, mais de l’ensemble de la classe ouvrière, dès lors que les représentants des travailleurs dans chacune des usines sont élus sur des listes présentées par les organisations syndicales. L’enjeu est en effet de veiller à assurer une solidarité sectorielle et au-delà. Avec un vrai contrôle ouvrier, avec un vrai droit de véto, l’action syndicale ne se trouve donc pas déforcée mais plutôt renforcée. Aujourd’hui, on vit dans un monde économique où la croissance est en berne, où l’horizon même de la croissance est questionné- et où les organisations syndicales peinent donc à arracher des augmentations de salaires au niveau sectoriel. Il pourrait être stratégiquement et politiquement pertinent pour les organisations syndicales de réinvestir l’échelle de l’entreprise et d’y définir de nouvelles revendications. La crise du Covid-19 montre la nécessité de le faire. Je pense par exemple aux travailleuses en titres-services dans le secteur du nettoyage à domicile, qui ont lutté pour pouvoir quitter la maison de l’utilisateur contaminé ou à risque. Le retrait des travailleurs de la STIB qui considéraient que les conditions n’étaient pas mises en place par leur employeur pour assurer leur sécurité est du même acabit Ces enjeux pourraient être mieux traités au sein des CPPT si on parvenait à approfondir leurs compétences, par exemple en leur donnant un droit de véto sur les plans de prévention. L’idéal serait aussi de pouvoir abaisser à 20 salariés le seuil à partir duquel il est nécessaire d’instituer cet organe. Il faudrait également renforcer la formation des travailleurs sur les enjeux de santé au travail via les Commissions paritaires, voire la création d’un institut ad hoc.
François Moens :
Il faut en effet poser la question de l’endroit où peut s’exercer le contrôle. Aujourd’hui, le Conseil d’entreprise est vraiment un lieu de consultation, pas de décision. Si on veut contester les informations reçues, c’est hors de l’instance que ça se joue, par exemple dans la grève. Mais la situation serait déjà meilleure si on pouvait aller au maximum de ce que permet la loi en matière d’information et de consultation dans les CE. Pour ça, je soutiens moi aussi l’idée de développer un lieu d’expertise inter-entreprises, voire inter-sectoriel, qui puisse venir en soutien pour produire des analyses économiques et un accompagnement juridique des délégués élus au CE. Ça existe dans d’autres pays et c’est pour parvenir à exploiter les possibilités offertes par cet organe..