Le S de l’ISP: que disent les décrets?

Par Myriam van der Brempt

Un regard sur les décrets ISP

Parti pris : parmi les textes légaux de référence du secteur, je ne lirai ici que les deux décrets en vigueur instituant les CISP (décret wallon du 10 juillet 2013) et les OISP (décret de la Cocof pour la région bruxelloise du 27 avril 1995).

Avec la question : quelles inspirations et intentions véhiculent-ils ? Et où est le S de l’ISP là-dedans ?

C’est donc partiel, très partiel comme lecture. C’est même faux, diront certains :

  • Parce que le décret bruxellois est en cours de réforme, donc bientôt obsolète – en tout ? En partie ? Et quelle(s) partie(s) ?... Mais serait-on interdit de parole entre-temps ?

  • Parce que les décrets wallon de 2013 et bruxellois de 1995 – c’est vrai qu’il commence à dater ; l’espérance de vie d’un décret n’est-elle pas plutôt d’une vingtaine d’années ? Vive la réforme ! – ne sont justement pas le tout, loin de là, des documents légaux de référence pour le secteur de l’ISP… Mais ne pourrait-on parler que quand on pense détenir la vérité complète sur la chose concernée ?

Mon propos sera (très) partiel (et peut-être faux d’un certain point de vue), mais je persiste et signe. L’intérêt ?

  • Nous éviter la noyade : demander à un.e responsable CISP de vous indiquer le décret de référence du secteur, c’est vous exposer à une réponse du type « En fait, ça dépend… il y en a plusieurs, et pas seulement des décrets… Qu’est-ce que tu cherches exactement ?... » Il n’est donc pas facile de dégager une ligne claire que tracerait le S de l’ISP dans les textes légaux. Or, je vous parle, chers lecteurs et lectrices : ce n’est, en aucun sens de la formule, une façon de vous faire boire la tasse...

  • Éviter le risque de noyer le poisson lui-même au passage : dans un foisonnement de textes légaux, écrits dans le langage juridique qui en assure la précision la plus rigoureuse possible, l’investigation complète concernant ce S de l’ISP qui nous intéresse dépasserait bien sûr le format de la présente contribution. Mais mon enjeu n’est pas ici l’exhaustivité de l’analyse. Ce que je ne veux surtout pas perdre, c’est l’esprit de vigilance, largement partagé au quotidien par les travailleurs du secteur, à l’égard de ce S de l’ISP.

L’Art. 2 : « Pour l’application du présent décret, on entend par... »

C’est classique et bien utile : un des tout premiers articles d’un décret décline toujours le lexique spécifique de ce texte légal-là. Pour que l’on sache de quoi on parle. Attention : il ne s’agit pas nécessairement de définir ce qui est le plus important dans le décret concerné, car cet article vise plutôt d’alléger les phrases dans les articles suivants du texte en s’autorisant des économies de langage.

Pouvoir écrire, par exemple, « la Commission » dans le décret bruxellois pour désigner « la Commission Communautaire française » ; pouvoir écrire « la Commission » dans le décret wallon pour désigner « la Commission consultative des centres d’insertion socioprofessionnelle, instituée au sein du Conseil économique et social de la Wallonie ».

Le S de l’ISP n’est donc, très logiquement, pas présent parmi les termes définis dans l’article 2 des deux décrets qui nous occupent. Les termes « formation », «  travail », « professionnel » ou « socioprofessionnel » n’y sont pas définis non plus.

Poursuivons notre enquête...

Accroître les chances… Favoriser…

Au fait, les Régions wallonne et bruxelloise ont mis sur pied des CISP (Wallonie) et des OISP (Région bruxelloise) pour quoi faire exactement ? Petit tour du côté des intentions…

Chacun des deux décrets instituant les OISP et CISP en Régions bruxelloise et wallonne livre ses intentions en un ou plusieurs articles, au titre de « Chapitre II. Finalité et missions générales des Centres » (Art.4) dans le texte wallon et de « Chapitre II. Objet » (Art.3, 4 et 5) dans le bruxellois.

Dans ce dernier, le titre même du décret dit déjà presque tout et l’art.3 peut se contenter de paraphraser ce titre, que voici, légèrement abrégé : « Décret de la [Cocof] relatif à l’agrément de (…) et au subventionnement de (…) en vue d’ [nous y sommes : voici les INTENTIONS] accroître les chances des demandeurs d’emploi (…) de trouver ou de retrouver du travail dans le cadre de (...) » L’art.3 reprend la même formule : les OISP bruxellois doivent décidément servir à ACCROÎTRE LES CHANCES de (re)trouver du travail pour leurs stagiaires.

  • Petit Robert : « Chances : possibilités de se produire par hasard. Voir éventualité, probabilité. » Saluons le réalisme de cette intention de 1995. (Re)trouver du travail relève (parfois? souvent? toujours aussi?) de l’éventualité susceptible de se produire par hasard, c’est le décret ISP qui le dit.
  • L’intention d’accroître ces « chances » est bien sûr louable. C’est curieux, elle m’évoque irrésistiblement l’adage populaire « aide-toi, le Ciel t’aidera »…

La rhétorique du décret wallon de 2013 est bien différente :

Son titre est nettement plus sobre : « Décret relatif aux centres d’insertion socioprofessionnelle ».

Son art.4, qui formule les intentions, est nettement moins téméraire (moins naïf?) sur la finalité : il ne s’agit plus de (re)trouver du travail, mais d’œuvrer « à son insertion [= celle du stagiaire] directe ou indirecte sur le marché de l’emploi, à son émancipation sociale et à son développement personnel ».

« Émancipation sociale » : ah, quand même ! Voir ci-dessous le paragraphe ‘Du diagnostic de « dénuement social » à l’objectif d’« émancipation sociale »’.

L’intention explicite ne s’en remet plus au hasard, car nous trouvons ici « favoriser » au lieu d’« accroître les chances ».

  • Petit Robert : « Favoriser : agir en faveur de. Voir aider, encourager, protéger, soutenir ». On peut souligner l’engagement à se retrousser les manches et puis, ici aussi, le réalisme. « Favoriser » indique une obligation de moyens et non de résultat.

Concluons quant aux intentions des deux décrets en question. La (re)mise à l’emploi n’est pas l’intention qui préside à la mise en place des OISP/CISP. Les textes légaux que nous lisons ici ne s’engagent à aucun résultat dans ce sens en instituant le secteur ISP. Il n’y a, dans les termes de ces décrets, aucune contrainte pour les structures agréées de démontrer qu’elles ont atteint la finalité.

Une naïve question me brûle la langue : où se produit donc la distorsion ?? Pourquoi la pression pour attester un nombre élevé de stagiaires qui trouvent un travail est-elle néanmoins maintenue à l’égard des CISP/OISP, sans aucun fondement légal dans les décrets qui les instituent ?

Et puis, tout compte fait, je change d’avis. Le moment me paraît parfait pour commenter ensemble ces deux décrets – vite, avant que le bruxellois soit abrogé et remplacé : ce texte de 1995 n’est-il pas, dans sa candeur, de nature à nous rappeler que, derrière le propos plus nuancé et plus ouvert du wallon de 2013, l’ouverture et la conscience de la complexité sont à traduire d’urgence dans la vraie vie, y compris dans les pratiques institutionnelles et légales à l’égard de l’ISP ? Et ce, bien sûr, dans les deux régions dont nous parlons...

S comme Social

Le terme « social » est en réalité presque absent des décrets bruxellois et wallon de 1995 et 2013 instituant le secteur ISP d’aujourd’hui. Traçons les rares apparitions du mot dans ces textes :

  • Certaines occurrences correspondent, par exemple, au S de CPAS ou à « social » dans « Conseil économique et social de la Wallonie ». Nous laisserons fermées, ici, ces boîtes de Pandore…

  • L’« accompagnement social » : il n’en est question que dans le décret wallon de 2013, par trois fois (art. 4, 8 §2 et 14 §7). Les deux premières fois, il est associé au suivi pédagogique : « un accompagnement social et un suivi pédagogique » (art. 4) et puis « le suivi pédagogique du stagiaire et l’accompagnement social » (art. 8 §2). La troisième, cependant, vient brouiller ce lien avec la dimension de formation en rappelant l’obligation de « réaliser le projet pédagogique » au 1° de l’art. 14, mais l’obligation de cet accompagnement social parmi les fonctions administratives et de direction au 7° du même article. Finalement, en ISP, l’accompagnement social, il est dans le registre de l’aide ou dans celui de la formation ?? Dommage que ce soit flou dans le texte wallon de 2013...

  • Nul flou autour du mot « social » dans le décret bruxellois de 1995 : il en est… absent (seule exception : l’OVNI ci-dessous). Du coup, pas d’accompagnement social en ISP à Bruxelles ? Bien sûr que si, mais à trouver sous les termes décrétaux d’« accueil », de« guidance » et d’« éducation permanente », énumérés, avec la « formation professionnelle » et la « mise au travail en entreprise » comme les cinq ingrédients des « actions d’insertion socio-professionnelle » (art. 4 §1). Pas de matière plus précise, donc, ici non plus, pour éclairer le S de l’ISP.

  • Que dire alors du S de Socio… professionnel ? Dans le décret de 1995, il s’agit toujours d’un terme composé, avec un trait d’union entre socio et professionnel ; en 2013, c’est devenu un seul mot, « socioprofessionnel ». Arriverons-nous encore à isoler « socio » en vue d’en dessiner des contours spécifiques dans le secteur de l’ISP ? Je lutte contre un mauvais pressentiment…

  • Deux OVNIs bien contrastés, enfin, parmi les occurrences de « social » que nous cherchons : « dénuement social » (décret bruxellois, art. 3 §1) et « émancipation sociale » (décret wallon, art. 4). Nous les regarderons de plus près dans le paragraphe ci-après.

Du diagnostic de « dénuement social » à l’objectif d’« émancipation sociale »

Dans les deux décrets instituant le secteur de l’ISP en Wallonie et à Bruxelles, peu d’occurrences du terme « social ». Parmi elles, cependant, d’autant plus remarquables qu’elles sont rares, deux OVNIs...

« Dénuement social »

L’art.3, §1 du texte de 1995 décrit le profil des publics visés par l’ISP en trois traits : « la faiblesse ou (…) l’absence de qualifications professionnelles », « le dénuement social » et des « discriminations visant le groupe spécifique auxquels ils appartiennent ».

  • Dénuement : ce mot définit la personne par le manque, voire par la privation du nécessaire (Petit Robert).
  • Dénuement social : privation du nécessaire social ? C’est-à-dire ? Le décret ne précise aucunement ce qu’il entend par là. Et sans doute ne lui est-ce pas utile, car le faisceau de ces trois caractéristiques, une fois le diagnostic posé – comment ? Par qui ? –, sert à asseoir le seul objectif à atteindre : sortir de « l’impossibilité de répondre aux offres d’emploi disponibles sur le marché du travail » !
  • « Dénuement social » : la formule choque et c’est une bonne nouvelle, à bientôt 30 ans de la rédaction du décret où elle figure…

« Émancipation sociale »

Ouf ! Cela nous va mieux. Du jugement de dénuement social, paternaliste (au mieux) et dominateur, à l’affirmation que l’on vise l’émancipation sociale du stagiaire (décret wallon, art. 4), la logique s’est inversée : l’ISP se met à présent au service des stagiaires pour eux et non plus pour les ramener dans le droit chemin du bagage social minimal acceptable.

  • Les presque 20 ans qui séparent le décret bruxellois de 1995 du wallon de 2013 ont-ils fait œuvre utile à cet égard ? Au fait, qu’est-ce qui permet de distinguer, dans un texte écrit, une véritable évolution des mentalités et de la sensibilité démocratique, d’une simple formulation politiquement correcte ?
  • Quelque part entre 1995 et 2013, en 2002 précisément, les Centres Publics d’Aide Sociale se sont transformés en Centres Publics d’Action Sociale : serions-nous alors passés de l’aide face au dénuement à l’ère de l’action émancipatrice ?
  • Il n’y a pas un mot d’explication, dans ce décret, sur ce qu’implique l’objectif d’émancipation sociale des stagiaires. C’est peu, c’est très peu...

Actions d’insertion socioprofessionnelle

Les « actions d’insertion socioprofessionnelle » sont bien sûr la finalité visée par les deux décrets wallon et bruxellois que nous commentons ici. Ces deux textes légaux définissent tout ce qui est nécessaire à la réalisation de cette finalité : des structures ad hoc (CISP et OISP), avec des conditions d’agrément et de subventionnement, des modalités de renouvellement et de contrôle, et des publics-cibles.

Mais il y a quelque chose qui ne colle pas. Du côté bruxellois (art. 5) comme du côté wallon (art. 4), ces « actions », ventilées en plusieurs filières de formation susceptibles de recevoir un agrément, ne visent tout à coup plus que l’emploi, l’employabilité professionnelle des stagiaires. Même l’alphabétisation (ISP bruxelloise) se définit « en vue de poursuivre une formation professionnelle qualifiante ou une formation de base » (art. 5 §5). Le S de social (et apparentés : accueil, guidance, accompagnement social, éducation permanente, émancipation sociale…) que nous avons tenté de pister jusqu’ici ne renvoyait apparemment qu’à des moyens au service de la (re)mise au travail des stagiaires…

  • Le temps entre 1995 et 2013 n’y a rien fait cette fois-ci, semble-t-il : les CISP wallons comme les OISP bruxellois ont à organiser et à justifier leurs filières de formation selon la visée de (re)mise à l’emploi…

  • Où est passée l’intention de « favoriser » (décret wallon) ou d’« accroître les chances » (décret bruxellois) des stagiaires (voir la séquence 2. ci-avant), et le réalisme de s’en tenir à l’obligation de moyens et non de résultat quant à (re)trouver un travail ?

  • Le S de l’ISP, dans le métabolisme du « socioprofessionnel », est-il, au bout du compte, totalement digéré par le P voisin ? Était-ce là le sens du « par une approche intégrée » dans le décret wallon (art. 4) et de l’annonce de « la mise en œuvre, dans une démarche intégrée » du décret bruxellois (art. 4 §1), formules présentes dans les phrases justement les plus explicitement ouvertes (c’est relatif, on l’a vu) à d’autres dimensions de la formation que la seule professionnalisante ?

C’est quand que, malgré notre vigilance, le S de l’ISP a commencé à nous échapper ?

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