La faim justifie-t-elle les moyens ?
Pénuries alimentaires et leurs réponses individuelles et collectives
Un beau soir d’été, je découvre parmi le catalogue de documentaires proposé par Arte une page intitulée « Pénuries alimentaires mondiales, le retour des famines. ». Y apparait un ensemble de reportages consacrés à l’insécurité alimentaire qui « provoquée par des chocs économiques, des catastrophes climatiques ou des guerres, ne cesse de s’aggraver ».
Ceci attire mon attention, parce que, en 2019, j’avais choisi, à travers mon mémoire à l’Institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du Territoire (IGEAT), d’explorer l’un des outils caractéristiques des politiques publiques dans les situations de pénurie alimentaire, à savoir le rationnement. Il y cinq ans, je choisissais d’investiguer la pertinence et le réalisme de cet outil comme instrument de politique environnementale, soit d’atténuation de l’impact des systèmes alimentaires sur l’environnement, soit d’adaptation à une pénurie.
A l’époque, ce choix de sujet n’avait pas tout à fait suscité l’enthousiasme de mon entourage, tant personnel qu’académique. Pour beaucoup, le rationnement alimentaire était, a priori, un sujet tout à fait anachronique. Ceci se comprend aisément ; si nos sociétés occidentales gardent en mémoire le lourd souvenir de la faim pendant les périodes de guerre, elles semblent aujourd’hui caractérisées par une abondance alimentaire sans précédent. Selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la population mondiale a plus que doublé depuis 1961 et sa consommation calorique moyenne n’a fait qu’augmenter, passant de 2200 kcal par jour et par personne en 1961 à plus de 3000 kcal en 2021 [1] .
Pas étonnant donc qu’aujourd’hui, en Europe, le gaspillage alimentaire et les problèmes de santé publique liés à la surconsommation (de sucre, de sel, de graisses, etc.) soient plus médiatisés que la menace de pénuries alimentaires. Ces dernières sont a priori un non-sujet.
Pourtant, ces cinq dernières années, ce même risque de pénurie alimentaire a été ramené au-devant de l’actualité à plusieurs reprises. La crise du coronavirus, par exemple, a fait émerger de nombreuses craintes sur la robustesse de nos systèmes alimentaires, comme en témoigne un article du Courrier International datant de mars 2020, où on lit par exemple que « le risque d’une pénurie alimentaire dans les semaines à venir est bien réel. En cause, la hausse de la consommation, les mesures de confinement et les stocks constitués par des États. Une situation fragile qui pourrait remettre en cause notre modèle de consommation »
[2]
.
En 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a également réveillé des préoccupations similaires. L’Ukraine étant en effet un important producteur et exportateur d’aliments tels que le blé et le maïs, la diminution soudaine de la production et des exportations alimentaires de l’Ukraine ont fait débat.
Ces crises récentes m’ont dès lors poussée à me (ré)interroger sur le risque de pénurie alimentaire en Europe.
Les pénuries alimentaires ici, maintenant et demain : un non-sujet ?
Premier constat issu de mes premières recherches, en 2019 : la sécurité alimentaire des pays occidentaux, aujourd’hui, ne semble pas menacée.
Il est néanmoins probable, à moyen terme, que les dégradations environnementales entrainent des perturbations directes ou indirectes sur les chaines d’approvisionnement alimentaire du monde entier, de la production à la consommation, en passant par la transformation et la distribution de ces denrées. Hausse des températures, modification des régimes de pluviosité, diminution des ressources en eau douce, augmentation du nombre d’évènements climatiques extrêmes, perte de biodiversité, perturbation des grands cycles biogéochimiques, élévation du niveau de la mer, acidification des océans… sont en effet autant de changements environnementaux qui, selon la FAO, engendrent d’ailleurs déjà une baisse de la productivité des cultures, de l’élevage et des pêches.
Et ceci est particulièrement alarmant pour les régions déjà sujettes à la sous-alimentation et la pauvreté. D’ailleurs, lorsqu’on y regarde de plus près, on constate que l’augmentation de la disponibilité calorifique moyenne au niveau mondial évoquée plus haut masque d’énormes disparités structurelles entre les différentes régions du monde et même, au sein des pays, entre les ménages. Ainsi, toujours selon la FAO, celle-ci tournerait autour des 4000 kcal pour les pays de l’OCDE [3] , contre 2500 kcal en Afrique subsaharienne à titre d’exemple. Ceci souligne le décalage entre disponibilité calorique globale théoriquement suffisante et sécurité alimentaire.
Ceci nous amène à questionner les causes profondes des pénuries alimentaires et nous attarder sur la notion de sécurité alimentaire, un concept qui englobe en fait quatre dimensions : (1) la disponibilité alimentaire, qui renvoie à une quantité suffisante d’aliments de qualité appropriée, et qui résulte de la production et des importations de denrées alimentaires, (2) l’accès économique ou physique des individus à ces ressources, qui dépend notamment de leurs droits et de leurs capacités financières, (3) l’utilisation appropriée et sûre des ressources alimentaires, qui découle entre autres des conditions de préparation des denrées, dont le recours à une eau propre, et enfin (4) la stabilité des trois dimensions susmentionnées dans le temps, qui est fonction des conditions climatiques, mais également de la stabilité du contexte politique, ou de facteurs économiques, comme l’augmentation du prix des denrées.
Et c’est précisément cette problématique d’accessibilité économique aux denrées alimentaires qui a généré tant d’inquiétude en Europe en 2020 et en 2022 puisque tant la pandémie de COVID-19 que l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine ont débouché sur une hausse considérable des prix de l’énergie et subséquemment des denrées alimentaires, et ce jusqu’à nos supermarchés belges. Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la disponibilité alimentaire en Europe n’était pas tant impactée, les principaux destinataires de la production agricole de l’Ukraine étant l’Afrique et l’Asie. C’est donc dans ces régions que le risque d’insécurité alimentaire est alors devenu bien réel.
Le risque de pénurie alimentaire dans les pays développés semble donc maîtrisé. Si des pénuries ponctuelles ne sont pas à exclure, elles ne seront très probablement que de courte durée et limitées à un nombre restreint de denrées. C’est bien la répartition inégale des richesses dans le monde qui exercera une influence décisive sur la vulnérabilité des populations quant à la menace de pénurie alimentaire. Tout porte à croire qu’en cas de crise, les pays à hauts revenus pourront s’adapter et garantir l’accès à des ressources alimentaires suffisantes à leurs populations.
Cet article pourrait se conclure ici, sur cette bonne nouvelle : en Europe, la menace du frigo vide n’existe pas. Nous voilà rassurés. Car en effet, dans nos sociétés d’abondance, il nous est difficile de « manquer de », d’accepter la contrainte que représente la limite de ce dont nous disposons, de ce que nous pouvons consommer. A de rares exceptions, bien sûr. Je ne résiste pas à évoquer le sentiment de liberté que je savoure l’été, lors de nos vacances familiales en camping, lorsque, devant notre mini frigo à peine rempli, nous imaginons un repas frugal, rendu délicieux par l’émancipation de nos contraintes quotidiennes habituelles. Mais ce témoignage est anecdotique et vient souligner qu’au quotidien, ma famille ne manque de rien. Ceci n’est pas la réalité de tous.tes les Européen·nes. Si nos sociétés occidentales n’ont pas à craindre la menace d’une pénurie alimentaire structurelle, elles ne peuvent affirmer qu’individuellement, leurs citoyen·nes sont tous et toutes préservé·es de la faim.
Sous-alimentation d’une part, gaspillage alimentaire et obésité d’autre part ; cette incohérence se retrouve à toutes les échelles géographiques considérées. Cette incohérence, notamment éthique, se voit à nouveau soulignée si l’on considère l’empreinte environnementale des systèmes alimentaires des pays industrialisés sur les pays en situation d’insécurité alimentaire. C’est précisément ce profond inconfort éthique qui m’a amenée à explorer l’un des outils caractéristiques des politiques publiques dans les situations de pénurie, à savoir le rationnement.
Le rationnement : action publique d’hier et d’ailleurs
Le rationnement alimentaire est un instrument d’action publique consistant à réguler la consommation d’une population en attribuant à chaque individu ou ménage une partie des ressources pour une période donnée. L’objectif fondamental des mesures de rationnement est donc éthique et social : il s’agit de garantir une répartition aussi équitable que possible des ressources disponibles.
Historiquement, de nombreux États ont eu recours à des politiques de rationnement, notamment en période de guerre. Dans les années 1940, par exemple, le rationnement, en particulier des denrées alimentaires, concernait de près ou de loin tous les pays du monde, même si son étendue et les modalités concrètes de son organisation varient en fonction de la situation particulière de chaque pays. Malgré son caractère historique, cette thématique semble connaitre un regain d’intérêt assez récent en Occident. « 43 pays connaissent des émeutes de la faim. Nous entrons dans un monde de rareté où le pétrole, l’eau, les matières premières vont devenir des denrées de plus en plus chères. Pour ne pas sombrer dans le chaos, nos sociétés d’abondance doivent penser dès maintenant à un système de rationnement d’un nouveau genre », titrait le journal « La Décroissance » en 2008, dans un numéro intitulé « Choisir le rationnement ou la jungle ». Mais les objecteurs de croissance ne sont pas les seuls à s’intéresser au rationnement en situation d’abondance. En France, les chercheurs Mathilde Szuba et Luc Semal s’y intéressent depuis plus de 10 ans. Mark Roodhouse, historien anglais, y consacre un article en 2007 [4] , tout comme la Norvégienne Iselin Theien, en 2009 [5] . Plus récemment et plus proche de chez nous, en 2014, l’association bruxelloise Centre d’écologie urbaine organisait une exposition intitulée « C’est le hareng qui nous a sauvés », consacrée à la pénurie alimentaire des années 1930 et 1940 et aux mesures de rationnement mises en place à l’époque « pour mieux situer les enjeux auxquels nous faisons face aujourd’hui ».
A travers mon mémoire, j’ai pour ma part comparé les systèmes de rationnement alimentaire dans cinq pays où la gestion de la demande alimentaire s’est révélée nécessaire entre le milieu du XXème siècle et aujourd’hui : en Belgique et au Royaume-Uni lors de la Seconde Guerre mondiale et juste après, ainsi que trois systèmes de rationnement toujours d’actualité aujourd’hui, à savoir en Égypte, à Cuba et au Venezuela.
Ces systèmes de rationnement sont issus de contextes historiques, politiques et économiques très différents. La Belgique et le Royaume-Uni offrent un éclairage intéressant sur le recours ponctuel au rationnement alimentaire dans des pays développés. Les systèmes égyptien, hérité du second conflit mondial, et cubain, instauré en 1962, permettent d’étudier des expériences de rationnement de plus longue haleine. Le cas du Venezuela, datant de 2014, offre quant à lui un point de comparaison stimulant, du fait de son actualité. Si chacun des exemples étudiés garde ses caractéristiques propres, d’intéressantes continuités se dégagent.
Tout d’abord, la mondialisation des échanges commerciaux a engendré une dépendance accrue des économies nationales vis-à-vis des importations. Or, tous les exemples ci-dessus font état de perturbations de ces importations, soit à la suite d’une crise géopolitique affectant les échanges entre États, soit en raison d’une crise économique nationale, rendant l’achat de biens importés particulièrement difficile. Ces modifications du régime des importations influencent l’approvisionnement alimentaire des pays concernés de manière directe (s’il s’agit de denrées alimentaires importées) ou indirecte (dans le cas d’importations d’engrais, de produits phytosanitaires, de matériel agricole ou de nourriture pour le bétail).
Ensuite, l’examen des cinq pays analysés met en lueur un taux d’inflation très élevé, caractéristique d’une situation économique précaire. Cette hausse des prix, en venant frapper de plein fouet les sociétés où les inégalités sociales sont les plus criantes, rend cruciale la mise en place de politiques de sécurité alimentaire adaptées. C’est pourquoi le rationnement alimentaire, bien qu’étant en principe une mesure strictement réglementaire, d’adaptation à une pénurie effective de ressources ou d’anticipation d’une pénurie imminente, s’accompagne systématiquement d’interventions économiques diverses. Ces interventions, conçues comme des filets de protection sociale, tentent de garantir aux personnes en situation de précarité un accès aux denrées disponibles, qui, dans une économie de marché, auraient pu être accaparées par les individus disposant d’un revenu plus élevé. Généralement associé à diverses mesures dirigistes – tant règlementaires, économiques que de planification et d’information - le rationnement vient réguler le rôle et l’action (et donc la liberté) des différents acteurs impliqués dans la chaine de valeur concernée, des producteurs aux consommateurs, en passant par les grossistes et détaillants.
En outre, le rationnement implique que la consommation transcende l’arène privée du ménage pour intégrer le domaine des politiques nationales. Il échange la liberté de choix, limitée uniquement par les capacités financières des individus, contre une notion de distribution assurée et équitable des ressources. En ce sens, ce concept « présente deux aspects qui, tout en étant liés, sont bien distincts : d’une part la garantie d’un minimum de partage, et d’autre part la limitation de ce que les gens sont autorisés à consommer », comme l’indique Luc Semal en 2010. Si ce second aspect a souvent mauvaise presse, le premier se voit réclamé dès que l’offre s’amenuise
[6]
. Les titres de rationnement, outils emblématiques des mesures de maitrise de la consommation qu’ils soutiennent, se présentent sous des formats multiples et variés. Ils sont néanmoins toujours caractérisés par cette même dualité, comme en témoigne cette citation de Patrick Symmes dans le Harper’s Magazine en 1996 à propos de la libreta, le livret de rationnement cubain : « la libreta raconte deux histoires en apparence contradictoires à propos de l’île. C’est une mesure à l’once près des sévères privations économiques et alimentaires subies à Cuba. Cependant, entre les lignes, on peut y voir la preuve de la manière dont Cuba a partagé ses maigres ressources de manière équitable ». Le titre de rationnement est ainsi un double symbole, à la fois celui d’une limitation et d’un droit à consommer.