Variations corporelles

Appropriation et réappropriation du langage des corps : expériences artistiques et sociales.

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Par Laurence Baud'huin, Caroline Coco

L’ordre, c’est le calme. Le mouvement contrôlé et anticipable. Tôt, l’école nous apprend la contrainte du moi physique, assis et silencieux. Pourtant, nos chairs parlent. Et le corps social, quand il met en action sa colère, produit de véritables déferlantes. Ainsi, c’est d’ordre politique, les corps sont à maîtriser, et tant pis s’ils souffrent en silence. S’adressant aux plus jeunes, la dramaturge Sybille Cornet questionne l’ennui du corps en classe tandis que la plasticienne Annick Blavier part à la recherche de fragments de corps et amalgame leur expressivité à sa sensibilité. En Espagne, en 2015, à l’invitation du collectif No somos delito des milliers de personnes protestent contre l’interdiction de manifester en faisant défiler leurs images en hologramme. Bienvenue dans le réveil des corps.

Le corps ennuyé

Sybille Cornet est auteure de théâtre, comédienne et metteure en scène. Depuis quelques mois, elle propose aux élèves du primaire et du secondaire une conférence-spectacle intitulée Faire l’école aux grands singes, laquelle questionne l’ennui du corps en classe [1] . Faire l’école aux grands singes, s’il est bel et bien un objet théâtral, emprunte son langage au théâtre invisible : il s’annonce comme une conférence et, si l’enseignant est de mèche, les élèves ne savent pas que devant eux se joue bel et bien une pièce, un seul-en-scène avec texte et dramaturgie. L’astuce, c’est que ce spectacle se déroule dans les salles de classes. La comédienne se présente comme une éthologue spécialiste des grands singes, venue annoncer l’imminente entrée à l’école des gorilles, chimpanzés et orangs-outangs chassés de leurs forêts. Parce que l’Homme détruit leurs habitats, ils n’auront bientôt plus d’autre choix que de rejoindre les villes, parce que leur intelligence est avérée, ils désireront probablement intégrer l’école.

Cependant, accueillir les singes à l’école pose question : comment gérer leurs corps puissants et surtout si mobiles, dans une institution qui ne parle qu’à leurs têtes ? Comment font les élèves, d’ailleurs ? Quel est le secret de l’immobilité des corps ?

L’intelligence de ce spectacle tient avant tout à sa miseen-scène, laquelle questionne et bouscule autant que le texte, sinon plus. Car tout éthologue qu’elle soit, cette conférencière est carrément excentrique. D’abord, elle se déchausse, et invite les élèves à faire de même. Puis elle grimpe sur les bancs, sur le bureau du maître ! Certes, elle y connaît un rayon en comportements simiens, et ses informations sont passionnantes, mais pourquoi faut-il donc qu’elle crie, qu’elle danse et se balance comme un primate ? Pourquoi, pour bien la voir – et il serait dommage de rater ses acrobaties ! – les élèves doivent-ils se tourner et se retourner, se lever, se tordre sur et sous leurs chaises ?

La réponse est limpide : c’est à l’intelligence du corps que Sybille Cornet s’adresse. Bousculant les conventions scolaires et avant tout la sacro-sainte position assise, Sybille aborde le contrôle social sans y toucher, et fait mouche ! Les élèves sont nombreux, presque unanimes, à dénoncer l’ennui de leurs corps, la gêne qui s’insinue dans les dos droits, les jambes jointes, les bouches fermées. Et ce faisant, c’est aux codes mêmes de notre humanité qu’elle s’attaque : que reste-t-il de notre animalité ? de notre rapport à nous-même ? Pouvons-nous encore entendre ce que crient nos corps ou sommes-nous prisonniers des peurs dictées par nos seuls esprits ?

Dans son ouvrage Le corps et la chaise, dont s’est inspirée Sybille, Jean-François Pirson, architecte-artiste belge et pédagogue indépendant écrit : « Quelque peu inconfortable, ma chaise me rappelle l’ordre de la verticalité. Objet fétiche, ma chaise est la présence du corps absent » [2] . Ainsi, dès l’enfance, le corps est abandonné à la chaise, et à son immobilité. Ne dit-on pas d’un gamin trop bruyant ou trop remuant qu’il ne tient pas en place, qu’il est comme un petit animal, mal élevé, sauvage ? L’humanité dans nos cultures serait-elle corollaire de l’immobilité ? De là à penser que cette dernière facilite grandement le contrôle et le maintien de l’ordre, il y a moins qu’un pas, à peine un glissement discret…

Aujourd’hui, pour aller plus loin, Sybille Cornet propose en soutien au spectacle une série de dix ateliers, qu’elle a intitulée Raconter l’école à mes pieds. Ecriture, prise de parole, philosophie, enregistrement et diffusion radio, collages, rencontres autour du concept d’école nomade, ces propositions explorent la thématique dans une optique de continuité. Une démarche essentielle pour une artiste qui sait pertinemment que museler la joie des corps, les séparer de nos esprits et oublier de les entendre nous rendra fous, ou malheureux.

Le corps déchiré

Une image. Une déchirure. Un vide. Un texte. Quatre éléments qui s’articulent ; les quatre pièces d’un puzzle. C’est la proposition créative actuelle d’Annick Blavier [3] . Bruxelloise d’origine, Annick étudie la gravure à La Cambre. A sa sortie, brouillée avec cette technique, elle s’oriente vers la peinture, et s’y tient pendant plus de vingt ans. Après avoir voyagé et posé ses valises à Paris, Rome ou Berlin endroits dont elle captera par la photographie des fragments de vi(ll)es elle revient à Bruxelles en 2001.

Ayant l’impression de se répéter en peinture, elle se tourne vers le collage. Elle nous dit : « la technique a toujours été pour moi un moyen, jamais un but. Selon ce que tu veux dire et tes nécessités du moment, tu choisis la plus appropriée, quitte à en inventer une nouvelle ». Quelle que soit celle-ci, il y a un fil rouge, un concept, ce quelque chose d’incontournable, voire d’inconscient qui continue à l’interpeller : la mémoire (personnelle ou collective), la trace et la mise en décalage.

Au départ, un article lu. Il faut que le texte et l’image l’interpellent, politiquement, socialement et personnellement pour qu’Annick puisse se réapproprier certains de ces fragments en les reconnectant autrement. Vient alors la déchirure, essentielle dans sa démarche : « il y a une certaine violence dans le geste de déchirer, qui sort le fragment d’image de son contexte original : le journal. La déchirure, produit d’un hasard, se juxtapose alors à la décision ».

Le fragment sélectionné représente souvent une partie de corps, un geste qui dénote une position sociale, de pouvoir ou de soumission. « Il me semble que le corps se positionne de façon politique. La façon dont un corps se place dans l’espace révèle souvent une identité sociale ». Le fragment de corps comme celui de l’image la passionne, car il révèle bien des choses dissimulées. « Cela dit, il y a souvent un lâcher-prise dans certaines parties du corps, par exemple dans le dos, contrairement au visage souvent plus contrôlé. La position des mains, est, elle aussi, révélatrice. Sans représentation de la figure, le corps est perçu comme une inconnue : quelque chose à redécouvrir, peut-être autrement ? » Pour Annick Blavier, le corps intime peut être politique. Elle se demande si ce n’est pas à force d’avoir mis, voire caché l’intime dans un tiroir bien spécifique, que nous ne le traitons plus de façon politique.

Que ce soit dans ses collages imprimés sur cartes postales ou sur ses grands tirages aux pigments, nous retrouvons systématiquement les quatre éléments. Le fragment d’image, sorti de son contexte, et la déchirure, sont les deux premiers. La déchirure est associée à un espace vide, censé mettre le fragment en valeur. Un vide qui s’entend au sens plein : une vision extrême-orientale que Roland Barthes a beaucoup étudié. Dans ce sens, le vide est considéré comme l’état suprême de l’origine. Les extrême-orientaux l’associent aux mouvements qui animent la matière [4] . Enfin, une phrase, ou une bribe de phrase, sélectionnée elle aussi dans un journal, se positionne en décalage et subvertit le fragment d’image: « Je n’aime pas l’illustration, ça ne m’intéresse pas. Je déteste la redondance. L’acte de fragmenter et de re-connecter autrement les fragments d’images du réel avec d’autre éléments plastiques, hétérogènes ; c’est cela qui m’amuse, au sens le plus sérieux du terme ». Ses collages interpellent, décalent, racontent une histoire que chacun pourra réinterpréter à sa guise : une force narrative loin de l’illustration qui partage l’acte de création avec celui qui le reçoit et le regarde.

Le corps absent

10 avril 2015. Madrid. Une manifestation peu commune et symbolique. Sans corps. Comment manifester sans corps ? C’est le projet du collectif « No somos delito » (nous ne sommes pas un délit), constitué de plusieurs dizaines d’associations. A l’époque le contexte est le suivant : le parti populaire est dans la majorité du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy. Pour contrer et interdire bon nombre de rassemblements de personnes qui se mobilisent depuis 2012 contre les mesures d’austérité (par exemple Les Indignés), le parti va promulguer une loi, dite Loi du bâillon, une loi de sécurité intérieure qui limite fortement le droit à manifester. Lâcheté de l’histoire : sous prétexte d’assurer la sécurité des citoyens, cette mesure n’est en fait qu’une illusion d’achat de paix sociale, un texte répressif !

Que ce soit par le rapporteur spécial des Nations-Unies ou par La Ligue des Droits de l’Homme, cette décision sera largement contestée comme portant atteinte à la liberté d’expression et de rassemblement. Ces alertes, hélas, n’empêcheront pas le gouvernement espagnol d’ adopter la loi. C’est alors que le collectif « No somos delito », dans le but de conscientiser la communauté internationale, va proposer une parade des plus inattendues : organiser une manifestation… d’hologrammes ! Première étape : une campagne pour accumuler des témoignages. Ceux qui ont une web cam holographient leur corps, les autres laissent une revendication. Au total, ce n’est pas moins de 18000 personnes qui participent à cette première phase. Deuxième étape : la prouesse technique. Au départ des cris du cœur, des colères et des revendications accumulées, il faudra concrètement faire défiler en studio ces milliers de personnes devant un grand tissu vert, pour les filmer en train de marcher, et les holographier.

10 avril 2015, la manifestation des corps sans corps a lieu devant le Parlement de Madrid [5] . Devant des passants interpellés, des cris, des messages, des discours, une marche. Nul ne peut arrêter un hologramme et le mettre en détention préventive !

Mais qu’en est-il du corps qui manifeste, dans sa chair et avec ses tripes ? L’allégresse d’être ensemble, de se sentir nous, de faire avancer nos pieds sur le bitume, d’avoir mal au dos mais de continuer la marche, parce qu’il le faut ? Occuper une rue, loin des normes imposées, dont celle de marcher droit sur un trottoir. S’autoriser à crier, danser, escalader un poteau,… Même si, parmi toutes les formes d’actions collectives, la manifestation n’est pas la plus contemporaine, il ne faut pas minimiser l’impact du déplacement des corps dans l’espace public. Le corps ne se manifeste pas dans l’écriture d’une carte blanche, dans une pétition, dans un tweet, même si ces autres formes d’expression ont toutes leur légitimité.

Pour le collectif « No somos delito », il s’agissait avant tout d’un acte symbolique, visant à alerter la communauté internationale. A ce titre, ce fut le buzz. Les plus grands médias internationaux ont relayé l’information. Mais la loi n’a pas été retirée. Et si le gouvernement suivant, plus progressiste, l’a légèrement changée, il n’en a pas modifié la substantifique moelle. Dès lors, que faire de nos corps ?

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