Déconfiner nos pédagogies
Articulations
Par Marine Bugnot, et l’équipe pédagogique du BAGIC au sein du CESEP
Un temps de gestion de l’immédiat a d’abord été nécessaire et des questions pressantes ont du être tranchées : que faire de nos séances déjà prévues et des échéances annoncées de longue date aux stagiaires et intervenants extérieurs ? Comment accompagner les stagiaires dans leur projet de formation alors que leur situation individuelle devenait si différente ? Comment construire un modèle d’accompagnement équitable ? Comment garantir notre modèle collectif ? Devions-nous proposer un contenu à distance au risque de ne pas avoir tous les stagiaires disponibles ? Et où était l’urgence au fond ? Et si nous nous autorisions à modifier le calendrier ? Auquel cas, n’y avait-il pas un risque à ce que des stagiaires ne puissent pas poursuivre la formation au-delà de la date initialement prévue ?
Former à distance, c’est rencontrer des contextes de vie très (trop?) différents
Au gré des annonces officielles et après discussion collective, l’équipe a choisi de suspendre la formation, d’abord jusque mai, puis juin et enfin septembre, en misant sur un retour en présentiel à la rentrée. En parallèle, nous avons échangé au sein de la Plateforme BAGIC [2] avec les autres opérateurs et avons constaté que nous ne rencontrions pas tous les mêmes difficultés, chaque formation ayant ses spécificités et ses propres réalités. Il a été décidé que chaque opérateur adapterait les moyens à mettre en œuvre pour maintenir les exigences communes quant aux objectifs que nous partageons. De notre côté, nous avons décidé de ne pas proposer de contenu à distance, pour ne léser aucun stagiaire. Nous avons pu constater à quel point nombre d’entre eux n’étaient plus dans les conditions minimales pour suivre la formation, même à distance et même sur un temps plus limité. Certains de nos stagiaires font partie des travailleurs qui ont dû gérer la crise sanitaire et ses conséquences. D’autres ont dû poursuivre leur travail de la maison tout en s’occupant de leur famille. Sans oublier ceux dont les conditions de vie matérielle ne permettent pas de suivre sereinement une formation au départ de leur maison. Très peu de stagiaires étaient en mesure de participer pleinement. Deux principes ont donc guidé nos choix : l’égalité d’accès et de participation de chacun à la formation, et la solidarité avec ceux qui se trouvaient dans l’incapacité de participer. Maintenir vaille que vaille la formation soulevait deux risques : perdre en qualité de contenu car les formatrices n’étaient pas outillées pour télé-former dans un laps de temps si court et perdre des stagiaires non disponibles. Nous avons dû également tenir compte de nos réalités de vie personnelles, n’ayant pas été épargnées par les contraintes nées du confinement : « Si je vis dans un appartement de 50 m² avec un enfant de sept ans dans la même pièce, comment je fais pour donner formation ? ». Nous avons donc décidé de reporter les échéances des attendus de la formation de quelques mois en espérant pouvoir maintenir le programme, quitte à anticiper des temps de formation à distance, ceux-là choisis, préparés et concertés avec les stagiaires en cas d’un retour du confinement.
Quand le collectif est au cœur du moteur de la formation…
Quand le lien fait sens
Nous avions également à cœur d’éviter l’écueil du suivi exclusivement individuel. Nous ne voulions pas prendre le risque de perdre la dimension collective de la formation, choix pédagogique fondamental qui postule que, ensemble, nous sommes plus capables de comprendre notre réalité que tout seul. Par la confrontation des idées et des savoirs de chacun, le groupe se fabrique au fil de la formation ses propres références, son propre cadre de compréhension et d’analyse de la société. Pendant deux ans, grâce au cadre pédagogique que nous leur proposons, les stagiaires expérimentent des processus collectifs propres à la méthodologie de l’éducation permanente et construisent une communauté de pratiques qui va les accompagner bien au-delà de la formation.
Ainsi, une formation en éducation permanente s’appuie nécessairement sur le collectif et particulièrement sur un collectif solidaire conscient de l’interdépendance du lien humain. Le lien social est une nécessité humaine, un besoin fondamental sans lequel nous ne saurions vivre. Evidence que de nombreuses personnes ont expérimentée durant ces mois de confinement, bien souvent aux dépens de leur équilibre psychique. Sans être seulement une nécessité pour la survie du genre humain, il y a aussi et surtout le plaisir d’être ensemble, de partager, de se relier à un autre ou un groupe, à un commun, résolument positif et joyeux. Se stimuler, s’encourager, se soutenir, se mettre au service du groupe, se confronter au regard critique mais bienveillant de l’autre. C’est aussi cela que nous vivons en formation. Dès lors, comment nourrir le sentiment de groupe quand celui-ci est dispersé, quand chacun est derrière son écran ? Cette période nous invite à revoir nos manières d’être ensemble, d’apprendre ensemble. La mise en présence ne suffit certes pas à elle seule à créer un sentiment de groupe, un collectif à proprement parler. Mais on peut se demander si elle n’est pas une des conditions nécessaires voire indispensables pour créer un commun. L’éducation permanente peut-elle se passer de la rencontre ? Bien sûr que non ! Et se pose alors la question : la rencontre virtuelle est-elle suffisante pour nourrir et construire un collectif qui s’inscrit dans la durée ?
Accompagner un groupe en formation sans le « sentir » en train d’apprendre
Former, c’est créer du lien avec un groupe. Comme le dit une collègue : « Mon principal outil de travail, c’est la relation ». C’est toute la subtilité d’un métier qui demande des compétences relationnelles et de gestion de groupe : l’empathie, la bienveillance, l’écoute mais aussi savoir maintenir un cadre sans rigidifier, savoir mettre en place les conditions pour que le groupe se construise un savoir-en-commun sans imposer ses opinions personnelles, savoir créer un espace dans lequel les stagiaires se sentent à l’aise pour exprimer, expérimenter et faire leur place dans le groupe, être attentif à la dynamique interne au groupe. Du côté du participant, ce processus demande à chacun la capacité d’accueillir « l’autre en soi » [3] et donc, de la disponibilité et de la confiance. Pour mettre ces conditions en place, en cours de séance, le formateur s’appuie sur des « microtraces d’hospitalité » [4] , une multitude de gestes, d’attitudes verbales et non verbales qui contribuent à nourrir le lien avec le groupe. Le regard, les intonations de la voix, la façon de se mouvoir dans l’espace de la salle de formation, ces éléments qui relèvent du subtil disparaissent ou sont tout au moins considérablement modifiés dans une télé-formation. Comment « sentir » le groupe, comment l’accrocher par écrans interposés ? Dans la mesure où les savoirs à construire se basent sur nos expériences concrètes, et demandent donc une certaine authenticité dans la relation, la convivialité joue un rôle important dans cette dynamique. Comment créer de la convivialité à distance, quand on ne se voit qu’à travers un objet froid ? De plus, lorsque l’on suit une formation en présentiel, il est impossible de maintenir son attention intacte durant toute une journée. On a toujours besoin d’une respiration, que ce soit gribouiller sur un coin de feuille ou regarder par la fenêtre. Ces moments de respiration sont nécessaires et inévitables. En formant à distance, comment tenir compte de ces moments de respiration et favoriser une attention à plus long terme et un confort indispensable pour les stagiaires ?
Suspendre le temps, regarder loin devant
La formation BAGIC propose à celles et ceux qui la vivent un cadre de réflexion et des outils concrets pour (re)créer les conditions propices au développement de leur propre pouvoir d’agir. La question se pose également pour nous, en tant que professionnelles de la formation : comment remettre du choix, comment ranimer notre capacité à prendre des initiatives, dans un moment qui bouscule et oblige à réagir plus qu’à agir. Un début de réponse pourrait être dans la décision de prendre le temps, de stopper la machine pour se poser et tenter de voir à plus long terme. S’autoriser à se saisir de la contrainte du confinement et à en faire une opportunité pour expérimenter et créer autre chose. Pas dans la réaction à l’urgence mais bien dans une action qui s’inscrit dans un temps long, qui pose des jalons pour imaginer d’autres manières de faire, une action porteuse de sens pour nos stagiaires et pour nous. Il nous semble qu’être formateur en temps de crise, c’est sortir de l’immédiateté et créer les conditions d’un temps suspendu et pris, c’est-à-dire un temps que l’on a saisi, dont on est maître et non plus l’inverse. Un temps qu’on habite au lieu de le contrôler, un temps qu’on éprouve avant de le penser.
Comme bon nombre de personnes, nous avons intégré le fait que nous ne sommes pas, en période de crise, des travailleuses « essentielles ». Nous ne soignons pas, nous ne protégeons pas, nous ne nourrissons pas. Mais pour autant, nous ne devons pas laisser la crise nous priver de la certitude de l’utilité de notre travail. En donnant des clés de lecture de la société, en ouvrant un espace de réflexion politique, en outillant des porteurs de projet, nous permettons à des gens de se tenir debout, de (re)prendre confiance dans leurs capacités à être acteurs de changement. Ils peuvent réaliser leur propre légitimité dans un secteur trop peu reconnu. « Traiter le social par le social permet de subsister ; traiter le social par le culturel permet d’exister. » [5]
Et maintenant ?
Pour nous, il va s’agir d’adapter nos pratiques de formation et d’imaginer de nouvelles manières de faire qui préserveront l’essentiel : croire indéfectiblement en l’intelligence du groupe ; maintenir la dimension collective comme élément pédagogique incontournable ; veiller à la convivialité pour permettre des échanges authentiques ; faire valoir la nécessité du temps long, qu’il s’agisse de la formation mais plus généralement des projets en éducation permanente ; maintenir coûte que coûte l’usage d’outils qui favorisent une analyse critique de la société et la rencontre d’intervenants pertinents ; développer la dimension politique de la formation par et pour la confrontation des idées.
Nous sommes donc à un moment charnière où la nécessité d’inventer une société différente se fait cruellement ressentir, ce qui de notre sens, ne pourra venir que de pratiques et de manières différentes d’être ensemble. Apprendre ensemble est une des composantes de la vie qu’il va nous falloir également réinventer.