Entre guichets fermés et ubérisation, trouver la place de l’humain
Par Nathalie Damman
Le numérique s’est immiscé dans les moindres recoins de notre vie : dans le privé comme dans le professionnel, dans les domaines de l’éducation, de la santé, des loisirs, de l’économie… Smartphones, ordinateurs portables, tablettes, objets connectés… Tout est en place pour que nous puissions être connectés partout, à tout moment. Comment cette déferlante du numérique que nous avons accueillie à bras ouverts est-elle occupée à façonner notre monde ? Le tout-numérique constitue-t-il une opportunité ou fait-il émerger une série de questions qui appellent notre plus grande vigilance si l’on veut continuer à démocratiser, démarchandiser et dépolluer cette « planète peuplée de dizaines de milliards d’objets connectés » et le « monde qui va avec » ?
C’est à partir de ces questionnements que nous avons voulu créer la présente édition sur le numérique. Ce numéro interroge dans un premier temps l’impact social de l’hyper digitalisation. Nous y avons récolté les témoignages de gens qui ont vu leur vie changer, à bien des égards… Avec les Habitant.e.s des images, nous découvrons l’ébauche d’un Code du numérique proposé par des citoyens, « pour défendre l’accessibilité humaine aux services et droits essentiels » [voir] . Une des façons de reprendre son pouvoir citoyen dans ce monde du tout-numérique qui ne cesse d’amplifier les inégalités sociales. C’est en filigrane ce dont il est question également dans notre reportage photo « Google au charbon ». Celuici évoque l’installation prochaine d’un data center du géant du numérique à Farciennes, commune qui chancelle entre la Sambre et la précarité.
Ailleurs dans le monde, nous décryptons également, dans la revue de presse, l’impact social mais aussi environnemental de ce secteur polluant et énergivore : la pollution liée à la fabrication des objets connectés et à la numérisation des activités humaines est en effet aussi importante que peu connue du grand public. Comment dès lors retrouver du sens dans cette course en avant technologique ? Peut-on tenter de renverser la vapeur et envisager une sobriété numérique en expérimentant une vie partiellement déconnectée ? Toutes ces interrogations nous amènent à poser explicitement la question de la transition numérique et du projet de société que nous voulons nourrir, en termes de culture, d’économie et de démocratie…
Le numéro s’ouvre avec des photos qui portent le regard sur ce monde interconnecté où le contact humain s’efface peu à peu, entre guichets fermés et ubérisation… Il se clôture cependant avec la rubrique D’ailleurs et d’autre part dans laquelle trois artistes nous montrent que le numérique peut aussi être le lieu d’une exploration intensément humaine et créative.
Notre invitée spéciale, Périne Brotcorne, est à la manœuvre de ce numéro. Après avoir travaillé pendant 10 ans comme chargée de recherches à la Fondation Travail-Université sur des thématiques en lien avec l’exclusion sociale et la société numérique, elle est actuellement chercheuse en sociologie au sein du Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, État et Société (CIRTES) et assistante à la Faculté ouverte de politique, économique et sociale (FOPES) de l’UCLouvain. Ses recherches portent principalement sur les inégalités sociales, avec un regard particulier sur l’exclusion/inclusion sociale dans la société numérique, la démocratie et la citoyenneté numérique et plus généralement sur le façonnage socio-technique des inégalités sociales numériques. Au-delà de cela, elle est une grande adepte des marches et de joggings en forêt et en campagne, elle aime l’énergie que lui renvoie la nature et son vert éclatant au printemps… La relation à « l’autre différent », en particulier aux animaux, lui tient à cœur, ce qui explique sans doute aussi son positionnement critique vis-à-vis d’une société toujours plus connectée.
Aux côtés de Périne Brotcorne, pour orchestrer ce numéro, Jean-Luc Manise, rédacteur en chef de cette édition pour le Cesep. Directeur de la transformation digitale au Cesep et journaliste indépendant, il explore comme domaines privilégiés la citoyenneté, la solidarité et l’inclusion numériques, l’impact du digital sur la vie en société, les médias et les réseaux sociaux. Fervent défenseur des logiciels libres, il défend l’idée que nos choix numériques sont avant tout politiques et engagés. Apiculteur averti, il fabrique son miel chaque année avec la même passion que celle qu’il voue à la cueillette des champignons.
C’est sur cette note automnale de sous-bois et de campagne que je vous souhaite une très bonne lecture.