Les inégalités sociales numériques à l’épreuve de la crise sanitaire
Une évolution paradoxale
Par Périne Brotcorne, chercheuse, CIRTES, UCLouvain
Pour l’observateur qui se préoccupe des inégalités sociales liées à la numérisation de la société, la situation actuelle paraît paradoxale: alors que la «fracture numérique» a connu une publicisation inédite pendant la crise sanitaire au point de devenir un nouveau «problème public», au sortir de la crise, le mouvement vers le tout numérique se voit renforcé et encadré par une politique volontariste en la matière. Ce basculement vers une société en ligne, présenté d’abord comme une solution provisoire pour parer à l’urgence de la situation, semble aujourd’hui perdurer pour devenir une norme sociale dominante. Cet article vise à faire le point sur cet apparent paradoxe avant d’interroger les logiques à l’œuvre dans les politiques déployées en faveur de l’inclusion numérique.
Une amplification de la numérisation des services
Certes, la transition numérique des sociétés n’est pas neuve. En Belgique et ailleurs en Europe, les services (para) publics et d’intérêt général se sont laissés emporter par ce mouvement depuis le début des années 2000. En 2010, le lancement de la Stratégie numérique pour l’Europe accélère la tendance. Dans ce cadre, des plans d’actions européens en faveur d’un « état électronique » sont adoptés. Le plus récent consacre officiellement le «digital par défaut» comme principe dominant. Celui-ci consiste à faire du format numérique «l’offre standard» par le biais de l’automatisation des services, le décloisonnement des départements et des institutions ainsi que la création d’un maximum de services ‘do-it-yourself’.
Sur cette toile de fond, la pandémie et les confinements ont précipité la mise en œuvre de la numérisation de nombreux services essentiels sans que la maturité du processus ne soit nécessairement atteinte (manque de moyens, de personnel, d’adaptation des outils à la spécificité des organisations) créant, dans de nombreux services, une forme de numérisation low-cost . Pour pallier cette dématérialisation improvisée, le mouvement se voit désormais encadré par une politique volontariste dans le cadre du plan de relance européen en Belgique. Le ton est donné d’emblée : «d’importants investissements seront déployés pour donner un coup d’accélérateur à la numérisation des services publics, et ainsi améliorer leur qualité et efficience pour mieux garantir les droits (sociaux) des citoyens ». Le principe d’interaction numérique par défaut y est d’ailleurs réaffirmé avec force.
Plus que jamais la rhétorique est placée sur les potentialités des technologies numériques à améliorer l’efficacité du fonctionnement des institutions grâce à une réduction des dépenses publiques et la qualité des prestations délivrées aux citoyens grâce à une offre accessible 24 h sur 24, conviviale et personnalisée.
Une nouvelle norme sociale ambivalente
Présenté comme un progrès, le format numérique devient ainsi une sorte de péage d’accès à un éventail croissant de services, dont ceux essentiels pour faire valoir ses droits. L’insistance placée sur les seuls bénéfices conduit à minorer les ambivalences de toute évolution technologique, pourtant bien documentée par les recherches en sciences sociales. De fait, l’extension de la numérisation des services en tout genre révèle aussi ses coûts et ses limites, au premier rang desquels les inégalités entre les personnes en mesure de répondre aux normes d’une société sans contact physique et celles qui ne veulent ou ne peuvent s’y adapter pour de multiples raisons.
Bien sûr, les inégalités sociales numériques sont loin d’être neuves. Leur amplification résulte néanmoins d’une réponse majeure donnée au traitement de la pandémie: les confinements. Ceux-ci ont eu pour effet immédiat de mettre certains publics «en incapacité » d’accéder à leurs droits sociaux, ceux-là mêmes qui sont d’autant plus exposés que fortement dépendants des droits sociaux et donc contraints d’effectuer nombre de démarches en ligne. Cela dit, comme le notait à chaud J. Damon en 2020: le choc de la pandémie a accentué la visibilité des inégalités sans les métamorphoser pour autant. Par contre, si les solutions provisoires, comme le tout numérique, devaient se maintenir, cela ferait émerger de nouvelles formes d’inégalités, plus profondes. «Ce qui n’est pas forcément redoutable pendant quelques mois s’avère bien plus préoccupant à plus long terme.» Une logique dominante en décalage avec le terrain
C’est bien le même message que tentent de relayer, depuis plusieurs mois, des collectifs d’acteurs des secteurs du social et de l’éducation permanente aux responsables politiques favorables à la généralisation du principe de digital par défaut pour les services (para)publics après la crise: «parce que letout au numérique laisse de côté une trop grande partie des citoyens, il est plus que temps d’un retour à la normale en réinstaurant le contact humain». Sans dénier l’avantage des services en ligne pour une frange de la population, ces acteurs plaident pour que le numérique ne devienne pas l’unique accès aux services essentiels. L’argument a du sens: ce mode de relation administrative est en décalage avec la réalité des personnes qui ne détiennent pas les compétences linguistiques, techniques et sociales nécessaires pour s’orienter dans le dédale des démarches en ligne. Il peine néanmoins à être sinon entendu du moins considéré.
Or, les données chiffrées issues de la dernière édition du Baromètre de l’inclusion numérique objectivent ces inquiétudes. Au-delà d’une croissance globale indéniable des taux d’équipements et d’accès à internet tout comme des taux d’utilisation des services numériques essentiels, sans surprise, des disparités importantes persistent sur le plan de la qualité de l’accès et des usages. Les analyses livrent aussi un constat majeur en revanche plus surprenant: la fragilisation des compétences numériques générales des belges de 16 à 74 ans toutes catégories sociales confondues. En 2021, 39 % d’entre eux n’ont que de faibles compétences numériques, contre 32% en 2019. Cette fragilisation est due à une hausse des exigences en la matière. De fait, les compétences mesurées en 2019 n’ont guère évolué ou ont même régressé, ce qui confirme la difficulté à actualiser constamment les compétences numériques acquises. De plus, leur caractère mouvant, évolutif implique de devoir en acquérir régulièrement de nouvelles. Et c’est là que le bât blesse particulièrement puisque l’on constate une faible maîtrise générale d’un type de compétences nouvellement évalué en 2021, pourtant essentiel : la sécurité en ligne. 30% des Belges n’ont aucune compétence en la matière, 28% n’ont que des compétences de base. Si l’on y ajoute la part des non-utilisateurs, il apparaît que près d’un Belge de 16 à 74 ans sur 2 (46%) est en situation de vulnérabilité face à l’environnement numérique. Si la numérisation rapide et, imposée rappelons-le, de la société entraîne une augmentation de l’accès et de l’usage, elle ne mène ainsi pas, loin s’en faut, à une hausse des compétences numériques. Ce constat contrecarre autrement dit l’hypothèse d’une relation linéaire entre la hausse des taux d’équipement et d’usage d’une part, et l’amélioration des aptitudes à naviguer de façon autonome et critique dans un monde numérisé de plus en plus complexe, de l’autre.
Vers un rapport social sans relation
Contrairement à la France où la stratégie nationale Action publique 2022 prévoit la dématérialisation complète des démarches administratives, en Belgique le numérique s’impose, pour l’heure, comme l’offre standard, mais non pour autant unique. La logique est moins radicale; elle est plutôt celle du digital first que du digital only. Si la possibilité de réaliser des procédures hors-ligne est maintenue, un changement s’opère toutefois de façon plus subreptice dans la relation administrative: le recours effectif aux alternatives est amoindri. De plus en plus de rendez-vous se prennent par voie numérique, ce qui complique l’échange en face à face avec un agent pour les premières démarches d’entame des procédures. De plus, la qualité de ces alternatives est réduite. On assiste à une rationalisation du nombre de guichets, lesquels sont regroupés dans les grandes agglomérations; certaines opérations aux guichets deviennent même payantes.
Ainsi, un glissement s’opère : le format numérique devient la norme et la médiation humaine est reléguée au rang de complément voire d’exception. Cette situation mène à devoir justifier la nécessité d’une rencontre en face à face, au point d’arriver à des procédures décrites comme kafkaïennes par les travailleurs sociaux. C’est le cas lorsque les personnes ne disposant ni d’accès ni de maîtrise d’internet sont contraintes d’envoyer un email pour obtenir un rendez-vous à l’administration. La relation administrative devient par défaut numérique; elle se transforme ainsi en mode majeur, en ce que Marie-Anne Dujarier qualifie d’un «rapport social sans relation». Des politiques d’inclusion numérique: un objectif consensuel, des logiques différentes Parallèlement à l’amplification de la numérisation des services depuis la crise sanitaire ces dernières années, «la fracture numérique» a pourtant gagné en visibilité. La crise a tellement publicisé le phénomène que déployer des actions en faveur de l’inclusion numérique apparaît aujourd’hui indispensable pour de nombreux acteurs (représentants politiques, chercheurs, acteurs associatifs, cabinets de conseil, entreprises privées).
Cette préoccupation a fait glisser l’interrogation initialement critique de l’inclusion numérique vers un enjeu davantage opérationnel. L’objectif est largement consensuel aux différents échelons du pouvoir : il s’agit depermettre aux «victimes de la fracture numérique de monter dans le train de la transformation digitalepour qu’ils profitent de ses nombreux avantages».
Grâce au Plan de Relance européen, les autorités fédérales consacrent un budget conséquent (30 millions d’euros) au projet «e-inclusion for Belgium », porté par la Ministre en charge de l’Intégration sociale. De son côté, le Secrétaire d’Etat à la Digitalisation a récemment initié son plan «Connectoo» visant à «supprimer la fracture digitaled’ici 2030 en formant des fonctionnaires à devenir aidants numériques auprès des citoyens. À l’échelle régionale wallonne, le Plan de relance place la « réduction de la fracture numérique » au rang des «programmes d’action prioritaires pour sortir de la précarité ». Un « Plan d’actions pour la médiation numérique de tous les Wallons » avait par ailleurs été initié en 2020 par le SPW Emploi et l’Agence du Numérique avec différents partenaires publics et associatifs, mais n’a pas encore été publicisé.
Derrière un consensus sur la nécessité de déployer des initiatives en faveur de l’inclusion numérique se cachent néanmoins des logiques différentes. Chacune prend appui sur des manières spécifiques d’envisager la place et le rôle des technologies numériques et plus généralement du progrès technologique dans la société.
Modèle intégratif et fétichisation de la technologie
La première logique, dominante, procède d’une vision empreinte d’un déterminisme technologique selon laquelle la numérisation de la société est une évolution inévitable, parfois dotée d’une autonomie ou d’une volonté propre, mais en tout cas souhaitable pour le bien commun.
Ce raisonnement, qui entretient une certaine confusion entre progrès technique et social, repose sur un imaginaire idéologique techniciste fermement ancré dans la société quant aux potentialités salvatrices des technologies. Comme le note M. Duru-Bellat: l’idéologie est un discours de naturalisation, c’est-à-dire une façon de définir la réalité sociale comme une évidence en indiquant à chacun quelle est sa place. La fonction des idéologies dans une société est bien connue en sociologie. Face aux inégalités sociales fortes et persistantes, les sociétés ont à produire un travail, discours de justification continu. L’idéologie joue notamment ce rôle.
La rhétorique placée sur les seuls bénéfices de la numérisation des services a pour conséquence d’éloigner la possibilité de questionner le sens de ces transformations ainsi que la direction qui leur est donnée. Face à un changement présenté comme inéluctable et porteur de progrès, la seule option envisageable est de s’y adapter. C’est ce que L. Boltanski appelle la domination complexe. La logique qui s’impose est alors celle de l’insertion voire de la conformation à une norme sociale dominante. Dans la plupart des réponses politiques données, les problématiques liées aux« fractures numériques» sont abordées sous l’angle de «retards», de déficits individuels (d’accès, compétences, d’attitudes, de motivation) à combler. Les fragilités résultent sous cet angle davantage de la responsabilité des personnes que de situations de vulnérabilités produites par des choix de société.
Cette orientation est manifeste dans le débat portant sur la montée en compétences numériques des citoyens et de leurs aidants numériques – digital buddies. Les solutions d’accompagnement ou de médiation suggérées déchargent sur les individus et leur entourage la responsabilité de se former et de développer des usages pour assurer leur «bonne»insertion dans la société. Cette vision individualise les inégalités et s’intéresse peu à leurs causes sociales. Elle s’inscrit dans un cadre idéologique spécifique qui défend une posture centrée sur l’individu comme sujet autonome, responsable, capable d’activer les opportunités offertes par les technologies. On reconnaîtra dans cette logique celle propre aux politiques sociales d’activation se déployant dans le cadre de l’Etat social actif, bien documenté dans la littérature. C’est dire, autrement dit, que derrière leur nom, ces politiques relèvent en réalité d’une logique d’insertion visant à réadapter les individus aux nouvelles exigences de la société.
Modèle inclusif et la technologie comme politique
Une seconde logique, moins visible dans les politiques en la matière, mais non absente, est toutefois bien celle d’une logique inclusive. A l’inverse d’une vision basée sur la réduction des « écarts à la norme », celle-ci est issue du modèle social du handicap mettant l’accent sur les déterminants contextuels des situations «hors normes». Elle prône dès lors l’adaptation de l’environnement, notamment numérique, aux singularités des individus et non pas l’inverse. Ce changement de paradigme présuppose de s’éloigner d’une conception de la technologie comme un allant de soi, neutre, ne soulevant que des questions d’ordre technique pour reconnaître leur dimensions sociales et politiques, «un terrain de lutte entre différents acteurs entretenant des relations différentes à la technique et au sens ».
Ce déplacement permet de soulever la question de la responsabilité collective des acteurs politiques en général, et des fournisseurs de services en particulier, dans une offre de services adaptée à la pluralité des pratiques des individus et non pas seulement à celle d’un usager standard « mobile, connecté et autonome ». Au-delà de la stricte question d’accessibilité numérique, la mise en œuvre d’une telle logique implique l’adoption du principe «d’inclusion par la conception et le design» dans une visée démocratique, tout en s’assurant de maintenir des modalités d’accès non numérique aux services.
Pour dépasser la logique d’adaptation et d’activation dominante des politiques de lutte contre les fractures numériques, il est essentiel que la dématérialisation des services d’esprit public se déploient davantage selon une logique civique où priment les préoccupations liées à l’égalité de traitement des usagers et à la défense d’un intérêt général. Tant que la logique adaptative se maintiendra au détriment d’une logique inclusive permettant à chacun de vivre égaux et différents, la numérisation en cours, censée simplifier le parcours d’accès aux droits, contribuera probablement à la mise à l’écart de ceux qui en sont déjà loin. Le propos n’est en somme pas de s’opposer à la numérisation de la société. Il est plutôt d’insister sur la nécessité de repolitiser son débat, en l’ouvrant aux multiples enjeux démocratiques qu’elle soulève.