Regard sur la précarité en formation
Interview de Christine Mahy
Christine Mahy : les inégalités et violences vécues au quotidien par le public des CISP, les droits auxquels ils n’accèdent pas ont des conséquences sur le suivi en formation.
Les formatrices et formateurs en insertion doivent faire face à une aggravation de l’état d’une partie de plus en plus grande des personnes qu’elles et ils accueillent en formation. Quelle posture adopter ? Comment décider si oui ou non on va faire rentrer en formation une personne qui a manifestement des soucis « existentiels », tant au niveau mental que physique: être pauvre, sans logement, ne pas avoir les moyens de se nourrir et se vêtir correctement, affronter la dépression et la violence de la société…
A quoi le secteur des CISP devrait ou pourrait être attentif par rapport aux personnes qu’eil veut accompagner grâce à un parcours de formation ? Est-ce qu’il y a des règles, des critères, une vision, une posture ? Les réponses du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, par la voix de Christine Mahy.
Cacher qu’on dort dans une voiture
« Le premier enjeu, à mon sens, est de prendre en compte la dimension précarité du public qu’on a en face de soi. Les formateurs en ISP ont en face d’eux des personnes dont une partie doit faire face à une aggravation de leurs conditions socio-économiques déjà compliquées au départ. Avec toutes les conséquences que ça a sur tous les aspects de leur vie. La première chose à laquelle il faut être attentif, c’est de considérer qu’on n’est pas en face de personnes qui sont toutes les mêmes. Les participants et participantes sont confrontés à des inégalités différentes et avec des intensités différentes. Ils et elles n’ont pas la même capacité à se déplacer, à s’alimenter. Le tissu relationnel qui les entoure va être ici intense, là faible, conflictuel et/ou affecté par des difficultés particulières. Ils ne sont certainement pas dans la même réalité en termes de santé physique, mentale et sociale. Nous pensons au Réseau que les droits auxquels certaines personnes n’accèdent pas affectent leur santé sociale. La réalité fait parfois qu’on ne peut plus avoir de vie relationnelle à l’extérieur. Parce qu’on est incapable de payer un verre si on va quelque part avec quelqu’un. Parce qu’on vit dans un logement où l’on ne peut recevoir personne. Parce qu’on n’a pas de logement et qu’on doit cacher qu’on vit momentanément dans une voiture. A ce moment, la santé sociale de cette personne, de ses enfants s’il en a ou de sa conjointe est totalement affectée ».
Chercher les (vraies) raisons du dysfonctionnement
Les formateurs et formatrices doivent avoir une connaissance la plus élaborée possible, dans les limites du faisable, de ce que revêtent les inégalités aujourd’hui dans leurs facettes les plus concrètes de la vie quotidienne. Ils doivent avoir conscience que quand on démarre sa journée le matin ou quand on traverse toute une semaine en formation, ces inégalités-là vont rendre les choses plus ou moins faciles, compliquées ou impossibles. Par voie de conséquence, comme ça devrait se passer dans l’enseignement aussi, ça veut dire que tout comportement « inadéquat » de la personne dans le champ de la formation ne doit pas être vu comme comportemental, au sens où la personne n’a pas le comportement qui correspond à ce qu’on attend d’elle à ce moment-là. Je pense que face à des adultes comme ceux-là, il faut avoir une vigilance permanente à se demander, au regard des inégalités qu’elle traverse, ce qui fait que la personne dysfonctionne dans ce qu’on lui propose. Alors est-ce que cela cette posture compréhensive appartient au seul formateur ? Ou à l’équipe du CISP ? Est-ce qu’il doit y avoir dans l’accompagnement psychosocial de la formation quelqu’un qui va aider à mettre en place cette vigilance chez ses collègues formateurs et formatrices ?
Évaluer l’intensité des inégalités vécues
Poser avant tout un regard sur les conséquences des inégalités vécues dans la vie quotidienne pouvant conduire à une inadéquation est sans doute la première idée à avoir. Quelle est la deuxième ? « Je dirais que ce n’est pas de se dire que la personne n’est pas au bon endroit au bon moment, pas immédiatement en tout cas. Il faut pouvoir se donner le temps du dialogue. Il faut prendre le temps d’évaluer l’intensité des inégalités vécues afin de vérifier si le fait de rencontrer des réponses face à ces inégalités est compatible avec donner du temps, de la concentration, de l’énergie à une formation ».
En formation quand tu es pauvre, tu es obligé de réorganiser «l’équilibre » que tu as trouvé.
On peut très bien être face à une personne qui, par l’obligation de venir en formation par exemple tous les jours, doit déséquilibrer ce qu’elle a tenté de mettre en place pour arriver à vivre malgré les droits dont elle ne bénéficie pas. Le fait d’avoir sa journée prise par de la formation, c’est comme le fait d’avoir sa journée prise par le travail. Quand tu as été pauvre, tu es obligé de réorganiser l’équilibre le plus stable possible que tu as trouvé dans la pauvreté puisque tu n’as plus tout ton temps pour pouvoir gérer une situation de vie tendue en permanence. Cela peut parfois être compatible s’il y a de la souplesse de la part du formateur ou de la formatrice et de l’endroit de formation, s’il y a une attention portée à la façon dont le formateur et/ou l’équipe peut aider à restabiliser, à laisser du temps et de l’espace à cette réalité dans le parcours de formation ».
Choisir entre une journée de formation et une journée de débrouille
« Parce que parfois, c’est choisir entre le jour de formation ou aller faire un bout de travail en black quelque part parce que c’est ça qui va permettre peut-être de payer un truc pour les enfants ou à la maison. Évidemment la personne ne va pas dire qu’elle n’a peut-être pas d’autres choix que celui-là et donc elle va composer. Elle va aménager, elle va arranger le mieux qu’elle peut mais en général à un moment donné, elle est coincée, dos au mur, parce qu’il y a un hiatus entre ce qu’elle dit et la réalité qu’elle traverse. A cela s’ajoute le stress de découvrir un nouvel endroit. Un lieu qui cherche à être sécurisant mais qui ne l’est peut-être pas. Un lieu où l’on va se confronter à soi en ne sachant même plus si on est encore capable de quelque chose. Un lieu où l’on redoute l’échec qui peut encore arriver. Cela conduit certaines personnes à avoir des comportements d’échecs à répétition ou à se mettre dans un repli intense qui va bloquer ses potentialités. Certaines personnes dans le groupe vont être boostées par la nouveauté, par un nouvel horizon. Chez d’autres cela va provoquer de l’angoisse et du stress. »
Les raisons de la colère et du désabusement
«Je crois aussi qu’un point d’attention que les formateurs et les formatrices doivent avoir, c’est le côté soit colérique, soit désabusé, soit qui va dire que “dans le fond, je m’en fous des gens”. C’est la x-ième formation qu’ils ou elles suivent, sans emploi au bout du chemin. Ou alors ils ont l’impression d’être en face de formations à répétition, dans un espace de remplissage qu’on choisit parce qu’on n’a pas su où les caser autre part. Que c’est pour meubler, pour alimenter un dispositif qui profite au système et pas à eux. Ou bien ils ne sont pas faits pour ça mais on les pousse à aller dans des formations qui sont nécessaires au marché d’aujourd’hui alors que leur désir est ailleurs et qu’on n’en tient nul compte. »
Laisser du temps, lâcher du lest
«Après sur une série de dimensions qui sont liées à la pauvreté matérielle et ses conséquences sur le moral, sur la santé des personnes, je pense que c’est important d’avoir l’intention et l’attention de mettre en place, de construire les solutions qui peuvent répondre en tout ou en partie aux problèmes qu’ils et elles traversent. Encore une fois, je pense que la posture appartient à l’équipe et à la direction des CISP, pas au seul formateur. Il faut mettre sur la table, dans le cycle de la formation, le temps qui sera ou qui pourra être consacré à mettre en place des solutions qui peuvent améliorer ces éléments quotidiens de pauvreté que vivent les gens. Il s’agit d’évaluer les problèmes qu’il sera possible d’aborder, voire d’absorber, dans le temps de la formation. Cela signifie lâcher du lest, en acceptant des moments de recherche d’une solution, de prise en charge par un tiers. Il faudra aussi parfois prendre acte des réalités qui rendent impossible l’entrée en formation d’une personne compte tenu de ce qu’elle doit affronter au dehors, dans sa vie de tous les jours. »
Est-ce qu’il existe une «grille de lecture » pour refuser une candidature ?
«Je crois qu’il n’y a pas de règles par rapport à ça, qu’il faut tenter d’évaluer au mieux la situation avec la personne en prenant un temps long pour l’entretien ou plutôt pour les différents entretiens. Il s’agit de situer le possible et de voir comment des objectifs seront définis par rapport à la formation, par rapport aux avancées personnelles du ou de la participant.e. Tout en sachant qu’on est devant un processus changeant, qui va évoluer au cours du temps. Pour certains, il faut également savoir qu’il est impossible de se projeter à une semaine, à un mois, trois mois, six mois. On va avoir des personnes qui vont revoir le faisable après huit jours, ou après cinq semaines. Il faut en être conscient et voir si on intègre cette dimension dans le champ de la formation. En fonction du cheminement, il faudra voir si du point du vue du CISP, on est dans le bon chemin, s’il faut consacrer plus de temps à la résolution des problèmes sociaux ou s’il faut réorienter. Mais il ne faut pas jouer la carte de l’assistant social au premier écueil. Il faut accepter que le parcours de formation soit parfois chaotique, parce que ce moment sera peut-être, je l’espère et cela devrait être l’objectif des CISP, le lieu de la stabilisation. La formation devrait être une opportunité de stabilisation. »
Un dispositif de subventionnement qui ne peut que se retourner sur les plus faibles
«Maintenant, avec le subventionnement du dispositif à la présence, ces absences transfèrent le stress chez l’opérateur de formation, j’en suis consciente. C’est un vrai sujet. Qu’est-ce que je fais éthiquement si la personne vient, ne vient pas, vient, ne vient pas, vient, ne vient pas, puisque aujourd’hui le contrôle fait qu’en principe les gens sont tout de suite mis en situation de défaut. On sort immédiatement la batterie du certificat médical obligatoire, bardé de tous les arguments justificatifs des absences. C’est le nœud de la quadrature du cercle. C’est la confrontation difficile avec ce qui est une très mauvaise manière de subventionner et une erreur magistrale parce qu’elle ne peut que se retourner sur les plus faibles. Dans certains cas, les CISP devraient à mon sens prendre leurs responsabilités. »
Au-delà de l’apprentissage, la formation comme espace de solutions
Mais à un moment donné, il peut y avoir un effet cassant parce que la prise de risque est trop importante pour l’opérateur de formation par rapport à ce qui serait nécessaire à la personne. Le mécanisme actuel de subventionnement est totalement préjudiciable aux gens plus faibles. Et donc il existe un risque de rejet de la candidature du ou de la participant.e, ou une décision de sortie. Or pour moi c’est toujours très dangereux de dire que les gens plus faibles sont incapables de quoi que ce soit en formation et au travail tant qu’ils n’ont pas réglé tous leurs problèmes. Parce qu’honnêtement dans la vie, il y a des tas de gens qui n’ont jamais tout réglé et qui sont capables d’entreprendre une formation ou d’aller au travail. Et parfois, la formation va être l’espace qui va précisément permettre de trouver des réponses à d’autres choses. »
Une sortie positive
Un autre point d’attention pour les formateurs est la gestion des sorties prématurées. Il n’y a pas longtemps, on a eu une discussion au Réseau qui tournait autour du départ en cours de route des gens les plus fragiles, de ceux qui ne vont pas pouvoir aller au bout du processus. Je pense que la responsabilité du formateur ou de la formatrice et de l’équipe de formation c’est de tout faire pour qu’une sortie soit au maximum toujours positive même si elle n’est pas justifiée par un emploi, par l’inscription dans une autre formation ou par un certificat médical pour raison grave. Il est important de construire la sortie positive pour et avec la personne. Il faut prendre le temps de parler de cet arrêt pour ne pas le résumer en un échec de plus. Au-delà, cela signifie aussi (prendre le temps de) tout faire pour négocier avec le Forem le motif de sortie pour ne pas augmenter les conditions d’affaiblissement de la personne.
Sortir des formulaires de sortie la case injustifiée
Or la digitalisation ne permet pas cette médiation. Dans les documents digitaux de sortie, on est coincés dans des cases à cocher sur les motifs de sortie. Tu sors parce que tu vas suivre une autre formation, parce que tu as trouvé un emploi ou parce que tu as un certificat médical. Sinon, c’est un échec de plus pour une personne parfois en situation de détresse. La réalité est autre. Il faut retirer des formulaires de sortie le mot injustifié. On doit pouvoir justifier des absences pour raison d’affrontement de la survie, d’affrontement des inégalités, de destruction de la santé sociale et mentale du fait de conditions d’existence dégradées depuis trop longtemps. Pour beaucoup d’entre eux, c’est bien moins parce qu’ils ou elles n’ont pas envie de se lever qu’ils ne viennent pas à la formation, que parce qu’ils ou elles sont en incapacité de sortir de chez eux parce qu’une dépression larvée remplit leur vie car ils ont le sentiment de n’avoir plus aucune importance aux yeux de personne, depuis des années. Et puis, tout à coup, on redevient intéressant parce que l’on est potentiellement une unité formation et potentiellement un travailleur qui peut remplir une case dans le champ d’un emploi en pénurie ou autre. Ça c’est terrible quand les gens sont vus comme ça. »
Agir dans l’intérêt des personnes les plus vulnérables
En fait, il faut réhumaniser le propos et savoir que les gens qu’on a laissés durablement dans la déconsidération sociétale, dans des conditions de vie socio-économique dégradées et donc dans une situation abîmée de santé mentale et sociale, et bien il va falloir très longtemps pour que ça se reconstruise. C’est la responsabilité sociétale de les avoir laissés à l’abandon très longtemps. Et donc croire qu’on prend ce tournant-là sur la contrainte d’être présent et assidu en un coup de cuillère à pot, c’est ajouter de la violence à la situation dans laquelle on les a laissés longtemps. Je pense que les opérateurs CISP, dans ce contexte, doivent choisir leur camp en optant pour un positionnement qui prend en charge et en compte, au sens propre comme au sens figuré, les personnes les plus faibles qu’ils ont en face d’eux. »