Regard de formateur·ices sur la question du public
Interview
Propos recueillis par Marie-France Simon
Le terme « formation » renvoie à la notion d’apprentissage. De quel apprentissage parle-t-on ? L’acquisition d’une nouvelle compétence « métier » est-elle l’unique objectif des formateurs.trices ? Comment voyez-vous votre apport ?
Laura : Tous les stagiaires apprennent en fonction de là où ils sont. Le développement de compétences techniques n’est pas le but ultime. Les stagiaires ne ressortiront pas toujours avec une nouvelle orientation professionnelle mais ils auront appris sur eux-mêmes. Certaines personnes feront des progrès fantastiques, alors que d’autres identifieront des freins et limites. Ne pas avoir nécessairement de résultats à obtenir permet d’approcher l’apprentissage en respectant le rythme de chacun.e. Le travail se fait sur toutes les facettes de la personne, du savoir au savoir-faire en passant par le savoir-être. C’est ce qui importe. Humainement, j’apprends autant que les stagiaires.
Stéphane : Beaucoup de stagiaires ont un passé difficile avec l’école. Nous devons donc adopter d’autres fonctionnements. Je ne suis pas prof, je suis formateur. Le modèle d’apprentissage est égalitaire, basé sur l’échange de connaissances. La confiance revient par la mise en pratique. Les stagiaires repartent avec le sourire et le sentiment de pouvoir à nouveau y arriver. Mais, comme on le disait, ce n’est pas la « pratique pour la pratique ». L’objectif est que ce qu’ils et elles voient et acquièrent leur apporte quelque chose. Cela peut être au niveau de l’acquisition de compétences, de la revalorisation de soi, ou de la recherche d’emploi. Quand certain.es craignent de freiner tout le monde, on les rassure. Personne n’est abandonné. On emmène tout le monde avec !
Sophie : Avec des personnes aux profils pédagogiques aussi variés et extrêmement découragés du système scolaire traditionnel, nous devons déconstruire les croyances liées à l’apprentissage et reconstruire selon les besoins de chacun et chacune. La grosse différence avec l’enseignement porte sur le fait que nous n’avons pas de programme obligatoire. Nous avons certes des balises de la Région wallonne concernant le nombre d’heures de formation, mais le contenu des programmes est développé par l’équipe. Chaque formateur.trice a un parcours différent, une pédagogie différente. Je pense que c’est une richesse qui facilite le fait que chaque stagiaire puisse s’y retrouver.
Comment abordez-vous un groupe et la diversité des personnes qui le compose ?
Sophie : Certain.es vivent des moments difficiles au niveau personnel. C’est compliqué d’être concentré quand l’esprit est occupé par des questions de logement, des problèmes financiers, de violences conjugales, de papiers administratifs. Tant que tout cela n’est pas déposé, avancer est compliqué. Notre rôle, en tant que formateur.trice en ISP, est d’aborder ces questions sociales, ou psy avant d’entrer dans les aspects d’apprentissage. Si cela est nécessaire, des accompagnements individuels peuvent être menés durant la formation pour aider les stagiaires à exprimer les difficultés qu’ils vivent au quotidien. On fait preuve de souplesse.
Lorsque des conflits surgissent, nous agissons de la même manière. Nous intervenons dans les modules pour donner un peu plus de cours de dynamique de groupe ou d’autres programmes qui pourraient soutenir ce qui est vécu. Nous nous adapterons et prendrons en compte le stagiaire, ou le groupe, là où il est.
Laura : La flexibilité est présente au niveau des contenus également. Dans un module de « recherche emploi », qui peut être un peu remuant puisque l’on va questionner le parcours et le projet professionnel, des stagiaires peuvent freiner des quatre fers. S’ils ne sont pas prêts à aborder ces thèmes-là, nous respectons cela. C’est important de prendre la personne non pas comme un.e apprenant.e mais comme une personne.
Sophie : Nous communiquons aussi entre formateurs et formatrices via des réunions de suivi où l’on parle de chaque stagiaire individuellement, des problématiques constatées ou des aspects positifs. On s’adapte. En général, nous intégrons et accueillons les personnes là où elles sont et on laisse venir.
Stéphane : Je crois que l’ambiance que l’on crée est relativement bienveillante. Même s’ils ont des problèmes extérieurs, ils trouvent une petite bulle d’air permettant de souffler pour se relancer ensuite. J’ai envie de nous imaginer comme un espace où l’on accueille les personnes pour qu’elles repartent ensuite avec plus de confiance. C’est vraiment un lieu de passage….
Y a-t-il également des facteurs extérieurs qui viennent influencer, voire perturber, le déroulement d’une formation, l’apprentissage d’un groupe ou du stagiaire ?
Laura : Les stagiaires en formation ne sont normalement pas soumis à la recherche d’emploi. Néanmoins, ils peuvent subir une pression de la part de leurs proches pour retourner dans le secteur duquel ils viennent ou pour postuler rapidement. Ces situations peuvent créer des tensions. Malgré l’envie de trouver un nouveau projet professionnel, ce parcours de formation peut être compliqué pour des personnes rencontrant des difficultés sociales, financières ou familiales qui ne permettent pas d’être ouvert au changement. La concentration tend à manquer. S’investir et mettre de l’énergie dans un projet professionnel, alors que les personnes vivent de criantes complications liées aux besoins primaires, est dur. L’accompagnement social de l’AS ou de la psy permet de traiter ces problématiques, de prendre du recul. C’est moins lourd à porter. Ce travail réouvre à l’apprentissage, à la remise en question ou ne fût-ce que l’espoir. C’est simplement déjà ça.
Sophie : Je trouve que la question financière est une des préoccupations les plus courantes. Ils adoreraient continuer à suivre des formations dans un domaine qui les intéresse mais ils doivent trouver un travail alimentaire pour subvenir à leurs besoins.
Stéphane : On a notamment beaucoup de mamans célibataires rencontrant des difficultés financières. Ces situations peuvent entrainer des arrêts de formation ou des absences importantes parce qu’elles doivent chercher un emploi. De plus en plus de stagiaires ont des problèmes de santé aussi et, par ricochet, des freins liés à la mutuelle. Dernièrement, une stagiaire a pleuré en plein milieu de formation. Ça m’a vraiment touché.
Laura : Parmi les stagiaires, des personnes ont des maladies, ont eu un accident de travail, un burn-out, etc. Ces maladies et problèmes physiques peuvent être difficiles à accepter psychologiquement par les stagiaires qui les vivent. Accepter cette limitation des capacités physiques qui a pour conséquence de ne plus leur permettre de faire tout ce qu’ils souhaiteraient faire crée des frustrations et peut générer des tensions. Un travail de deuil est à mener physiquement et mentalement. L’idée est d’arriver, avec les moyens à notre disposition, à aider les personnes concernées à prendre conscience de cela ; à composer avec un parcours scolaire compliqué pour revenir à l’apprentissage, à composer avec un parcours professionnel ardu pour retourner vers l’emploi. Nous tentons d’identifier ce qui a peut-être été abîmé et essayons de travailler là-dessus. Le fait de pouvoir nommer la peur de retourner à l’emploi et réaliser que cette peur est normale peut déjà être un enjeu. Parfois, cela est suffisant. Parfois des choses doivent être mises en place en dehors de la formation.
Le public évolue depuis quelques années suite, je pense, à une accumulation de problématiques. On l’a dit : parcours scolaire, familial et professionnel compliqué auquel s’ajoutent des maladies psychologiques ou physiques ; le Covid qui a fait fermer des entreprises, des personnes qui ont été malades et gardent des traces d’une maladie, etc. Tout s’articule. Le coût de la vie est gigantesque, les projections dans le futur sont parfois difficiles. J’ai la sensation que lorsqu’on accumule tout cela, les personnes n’ont pas juste des blessures ou des difficultés à aller à l’emploi. C’est un nœud, une pelote de laine. Dans cette société de l’immédiateté, ils attendent de nous une solution, un projet professionnel instantané. Ils aimeraient, comme il y a peut-être 50 ans, un CDI temps plein dans une boîte jusqu’à leur pension, ce qui est maintenant illusoire.
Quelles sont les attentes des stagiaires aujourd’hui ?
Sophie : Le public arrive parfois assez perdu. C’est moins le cas dans les filières techniques. Avant, le stagiaire se présentait en ayant un projet comme progresser en informatique. Aujourd’hui, ils arrivent sans but et sans projet. Ils savent ce qu’ils ne veulent plus faire, par contre, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils veulent faire. Ils attendent de nous un accompagnement pour trouver un but. Nous sommes leurs « dieux » et, pour eux, nous savons. Quelle pression cela nous met ! La personne ne sait plus ce qu’elle aime, ce qu’elle désire. On entend souvent le stagiaire nous demander « Si tu étais à ma place, tu choisirais quoi ? ». Prenons l’exemple des tests présentés comme un outil qui dessine des tendances, si le test décrit un profil de travailleur social, le stagiaire se dit alors qu’il doit s’engager dans cette voie. Ils attendent de la formation qu’elle leur montre la voie à suivre. C’est une sacrée pression. Cela demande beaucoup d’énergie d’autant que les situations sont toutes singulières.
Dans ce contexte, comment articulez-vous les attentes individuelles et le travail collectif ?
Sophie : Avant, les CV des stagiaires étaient très différents : 15 ans au même endroit, licenciement, restructuration, et puis voilà, on fait autre chose. Maintenant, en 5 ans, la personne est déjà passée dans 9 boîtes différentes. Il faut arriver à trouver une cohérence entre des jobs et des formations suivies qui sont parfois peu en lien. Les CV ne sont plus chronologiques et linéaires. Les situations sont toujours complexes et singulières.
Laura : Or, nous avons une soixantaine de personnes à accompagner en même temps. Sur une année, j’ai presque 120 personnes à accompagner au niveau du projet professionnel. Ce n’est pas tenable.
Sophie : Nous nous questionnons sur le fait de savoir comment garder les modules orientés emploi dans leur dimension collective. Ce qui fonctionnait avant n’est plus tout à fait adapté. Ne devrions-nous pas faire plus d’individuel pour les aider à trouver ce fameux projet professionnel ? Je pense que nous ne sommes pas encore outillés ni au clair avec ces questions-là. La demande individualisée porte sur tous les fronts : l’aspect recherche de logement, l’aide avec le CPAS, avec les mutuelles ou avec le FOREM ; s’ajoute à cela l’aide individualisée pour la partie recherche d’emploi sans compter les questions de dégressivité des allocations de chômage, du contrôle du Forem, etc. Çela devient compliqué de mener ce travail en collectif. Pourtant la réponse individuelle n’est pas idéale non plus. Il est important que cela reste en collectif pour travailler la dynamique de groupe.
Quels sont les difficultés de votre métier ? Y a-t-il des choses que vous souhaiteriez améliorer ?
Laura : Ces dernières années, les offres de formation ont été modifiées pour pallier ou répondre à ces évolutions mais le personnel s’essouffle, est absent, se réoriente, etc. On manque de temps pour pouvoir assimiler tous ces changements, pour en discuter, déposer ce qu’on vit. Nous sommes poussé.es à nous former, ce qui est précieux. Nous avons aussi des réunions qui concernent les stagiaires. J’aimerais également avoir plus de réunions avec mes collègues pour des échanges de bonnes pratiques, pour pouvoir accorder un peu nos violons. Les modules ne peuvent pas être cloisonnés. Il faut vraiment que l’on puisse échanger, ne fût-ce que parfois s’entraider, pouvoir partager des difficultés sur l’une ou l’autre chose. J’ai l’impression qu’il y a des nouvelles pratiques qui seraient intéressantes à mettre en place, mais lesquelles ? Il faut prendre du temps pour savoir. Mais on n’a pas de temps. Nous devons « faire des heures ». C’est franchement très complexe entre les attentes institutionnelles et organisationnelles, le processus collectif et le suivi individuel… Le temps que va demander le ou la stagiaire est énorme du point de vue de l’investissement des formateurs.trices. Nous n’avons pas non plus envie de le lâcher dans la nature sans l’aider.
Stéphane : Nous avons moins de temps de pause entre les formations, moins de temps de préparation. Tout va trop vite, c’est comme une boule qui ne s’arrête pas. Le nouveau système des congés scolaires vient renforcer cela. Avant, nous avions des petites pauses de quelques jours entre les formations qui permettaient de se ressourcer, de travailler sur nos cours. Aujourd’hui, les formations s’enchaînent. Notre seule pause est en vacances. Cela signifie qu’on ne peut pas retravailler nos cours, ce qu’on souhaiterait faire. Il faut donner cours en flux tendu, c’est fatigant.
Sophie : La charge administrative vient encore renforcer la fatigue qui s’accumule. Nous n’avons pas de programme à suivre mais bien des « heures à faire ». Avec un absentéisme important, il peut nous manquer des heures. Dans pareil cas, un module ou d’autres formations seront ajoutés pour compléter ces heures. Au niveau des organismes subsidiant, je me demande s’ils se rendent compte de l’exigence qu’ils nous imposent ? On ne sait plus suivre. Par exemple, avant, une seule attestation de présence devait être fournie. Maintenant, nous devons rédiger des attestations de compétences avec un plan individuel de formation pour lequel je dois voir le stagiaire en individuel. Cela signifie 60 stagiaires une fois, deux fois, trois fois, quatre fois sur la formation, en plus des heures de formation. Le nombre de documents qu’on demande aux stagiaires est hallucinant. La liste des délivrables pour que la formation soit reconnue est de plus en plus longue. Ça déborde de tous les côtés.