Evolution des publics en ISP – comment l’organisation prend-elle cela en charge ?

Interview de Nathalie Pieroux et de Larissa Munsongo

Pierre Démotier

Dans le cadre de ce numéro consacré à l’évolution des publics, nous avons voulu explorer les manières qu’ont les Centres d’Insertion Socio-Professionnelle de faire face à la précarisation du public. Si la relation entre stagiaires et équipes de formation/accompagnement est évidemment centrale, il s’agissait pour cet entretien avec Le Germoir de décaler le regard vers la façon dont l’organisation gère cette transformation. L’échange avec Nathalie Pieroux, coordinatrice pédagogique, et Larissa Munsongo, accompagnatrice sociale et psychosociale, même s’il entend traiter de l’organisation du travail, revient souvent vers la relation aux stagiaires. En cela, il illustre à quel point il est difficile de séparer clairement ce qui relève de la relation stagiaires/équipes et ce qui relève du collectif de travail lui-même. Comme développé plus tard dans la discussion, plusieurs aspects de la manière dont l’organisation s’ajuste à la précarité grandissante des stagiaires ne bénéficient d’ailleurs pas d’une traduction explicite et distincte dans les comptes-rendus de l’action du Germoir auprès de ses pouvoirs subsidiants.

Pour commencer, est-ce que vous pourriez me parler des endroits où vous vous retrouvez entre travailleur·euse·s, sans stagiaire, identifier ces lieux et me dire ce que vous y faites ?

On a des réunions de coordination pédagogique auxquelles participent la directrice du Germoir, la coordinatrice pédagogique, l’accompagnatrice sociale, la formatrice des cours généraux, l’accompagnatrice à la recherche d’emploi et les formateurs des cours « techniques ». Les réunions ont lieu toutes les six à huit semaines pour aborder des « situations stagiaires » de manière anonyme, qu’il s’agisse de questions liées à l’apprentissage et aux compétences techniques ou liées à des difficultés sociales. Les questions liées à l’hygiène touchent par exemple différents niveaux, de la vie en formation aux possibilités de stages.

Lors de la préparation des entretiens d’évaluation des stagiaires avec les formateurs, on fait le point sur le parcours de la stagiaire et c’est encore une occasion d’aborder, outre l’acquisition de compétences, des questions liées à la situation sociale de la personne. Du fait des règles de confidentialité, ces questions ne sont pas approfondies avec les formateurs mais relayées auprès de l’accompagnatrice sociale, tandis que les entretiens d’évaluation seront menés par la coordinatrice pédagogique seule. La composition de l’équipe préparant les entretiens d’évaluation dépend de la filière. Au niveau du nettoyage, les stagiaires travaillent en petits groupes avec tous les membres du nettoyage (formatrices, assistants logistiques) qui sont donc tous présents pour préparer l’entretien avec la coordinatrice pédagogique et l’accompagnatrice sociale. Au niveau de l’horeca, les personnes concernées par la préparation de l’évaluation dépendent des postes où la stagiaire est déjà passée au moment de l’évaluation (poste chaud, poste froid, cuisine, salle).

Les formateurs ont également des réunions de staff avec la direction autour du fonctionnement du secteur de formation, un lieu où des situations de stagiaires peuvent aussi être discutées. Des questions plus globales telles que les difficultés en termes de recrutement de stagiaires voire de mobilisation des publics en situation de précarité peuvent être abordées lors du conseil de l’Assemblée générale. Cela permet d’avoir un regard extérieur sur la problématique et de la faire remonter au Conseil d’Administration pour adapter le fonctionnement du centre de formation.

En dehors de ces temps formalisés, les formateurs peuvent venir nous rencontrer de manière informelle. Si la difficulté concerne la formation, c’est la coordinatrice pédagogique qui la prend en charge ; si elle concerne la vie privée, c’est l’accompagnatrice sociale qui est compétente.

Comment rencontrez-vous les candidates ? Qui participe à la sélection des participantes aux formations ?

Des séances d’informations sont organisées tous les mercredis matin, sans inscription préalable, sachant qu’on a sept moments d’entrée en formation par année civile. L’idée est alors que les potentielles stagiaires s’imprègnent de l’ambiance, voient les locaux et comprennent comment la formation fonctionne tout en échangeant avec des stagiaires déjà en formation. C’est un premier temps de rencontre avant l’entrée en formation, d’abord lors de la séance d’information et ensuite lors des entretiens d’admission. Nous intervenons sur des volets différents : le parcours de formation d’une part (avec la coordinatrice pédagogique) et les conditions d’éligibilité ainsi que le bilan psychosocial avant l’entrée en formation d’autre part (avec l’accompagnatrice sociale). Sur base de ces entretiens, nous avons une première discussion à deux pour déterminer qui peut entrer en formation, quels éventuels freins à l’entrée existent et comment y remédier. Il arrive qu’on ne soit pas d’accord, par exemple sur des questions de maîtrise du français, d’où l’importance de travailler à deux sur les entrées en formation. On peut également demander à la direction du Germoir de se positionner, par exemple sur l’entrée en formation d’une personne qui sort de prison sous statut de libération conditionnelle ou avec port d’un bracelet électronique. Ce type de situation peut conduire à postposer l’entrée en formation de la personne pour préparer l’équipe qui devra ensuite gérer le groupe de stagiaires, d’autant plus quand les informations sur la situation judiciaire de la personne sont accessibles sur Internet.

La partie administrative de l’entretien de sélection reprend les coordonnées de la personne et sa situation familiale, cette dernière pouvant avoir un impact sur la formation selon que la personne a des enfants, si les parents sont séparés, si les enfants sont placés… Des discussions peuvent alors avoir lieu avec la personne en amont pour voir comment organiser cela dans le cadre d’une future formation avec les services qui l’entourent. Une première partie de l’accompagnement psychosocial commence donc avant même l’entrée en formation pour permettre cette entrée. Quand on a un profil « particulier » où les difficultés risquent d’impacter la formation, on discute à deux pour savoir quelles informations on transmettra, avec l’accord de la stagiaire, à l’équipe qui l’accompagnera pendant sa formation.

Ces entretiens préalables à l’entrée en formation sont le moment où peut commencer à être tissé un lien de confiance avec les futures stagiaires, sur base de notre disponibilité et de notre écoute en amont et pendant la formation puisqu’on travaille à bureau ouvert. L’accompagnatrice sociale maintient aussi ce contact avec les futures stagiaires même si l’entrée en formation n’a pas lieu immédiatement parce que des démarches doivent d’abord être effectuées.

Comment les stagiaires sont-elles accompagnées durant la formation ?

L’accompagnatrice sociale tient des permanences durant lesquelles les stagiaires peuvent la rencontrer sans rendez-vous et peut effectuer des accompagnements à l’extérieur du centre, par exemple accompagner une stagiaire pour un rendez-vous chez un avocat. Nous avons récemment eu le cas d’une personne en situation de handicap physique. On a été clair avec la stagiaire en expliquant que nous n’avions encore jamais été confrontés à cette situation et que l’accompagnement et la pédagogie au Germoir ne seraient peut-être pas adaptés. On a aussi préparé l’équipe en organisant des échanges plus réguliers avec les formateurs afin d’éviter de maintenir la stagiaire pendant six mois dans une situation difficile pour finalement mettre fin à sa formation. Les échanges avec les collègues sur ce qu’ils ont observé sur chantier sont donc importants pour évaluer et anticiper un arrêt de formation en prévoyant un accompagnement vers autre chose. Post-COVID, les problématiques de santé mentale sont très présentes et en tant que professionnel·le·s on doit se former pour être capables d’orienter la personne. Des services se développent autour de cette problématique en se spécialisant par exemple sur la santé mentale pour les moins de 25 ans. Chez ces personnes plus jeunes, on est aussi confronté à des problématiques de rupture des liens familiaux. Il y a un autre public dans nos formations dont on ne parle pas toujours, ce sont les personnes étrangères qui sont hébergées dans des centres comme ceux de Fedasil. Le permis de travail est directement intégré dans leur titre de séjour, ce qui leur permet de suivre des formations. Ce qui ressort pour nous et nos collègues, c’est un sentiment de frustration quand la stagiaire évolue super bien mais qu’arrive un ordre de quitter le territoire. La stagiaire peut alors soit rentrer chez elle soit se perdre ici de manière illégale. Dans tous les cas, elle n’a plus accès à la formation.

Comment faites-vous quand une personne ne vient plus en formation ?

Si la stagiaire est déjà suivie par l’accompagnatrice sociale, on n’attend pas 48 heures pour la contacter et on essaie de la joindre au plus tôt, parfois à certaines heures précises en fonction de ce que la personne vit. Nous avons aussi un « GSM du social », un numéro qu’on ne partage pas à toutes les stagiaires. Ici, c’est l’accompagnatrice sociale qui communique ce numéro pour des situations particulièrement critiques, un numéro sur lequel elle est joignable en soirée et les week-ends. Cet outil demande donc une disponibilité accrue de la travailleuse en dehors des heures d’ouverture du centre de formation (du lundi au vendredi).

Où orientez-vous les stagiaires en difficulté ? Comment travaillez-vous alors avec les autres acteurs du territoire ?

Comme on l’a déjà dit, la question de la santé mentale est très présente depuis quelques années. Si la personne a déjà un suivi psychologique avant l’entrée en formation, on conseille de le maintenir puisque l’entrée en formation peut être source de stress. Si la personne n’a pas de suivi, il est alors nécessaire de travailler d’abord l’accroche, une manière d’amener les choses pour éviter que la stagiaire se braque. Accompagner la stagiaire à son rendez-vous permet de faire le lien avec l’autre professionnel·le. Les suivis peuvent concerner des problématiques de logement ou des questions de violence. On travaille l’autonomie de la stagiaire de manière individualisée, dans le suivi psychosocial comme dans la formation. L’accompagnement est là pour construire l’accroche, le déclencheur, pour que la personne effectue ensuite elle-même les démarches. Lorsqu’un partenaire intervient déjà auprès d’une des stagiaires, on met l’accent sur ce partenariat pour éviter les doublons en termes de démarches. On n’a pas tous les outils au sein du centre, d’où l’importance du réseau pour les suivis et les accompagnements des stagiaires. Sur base d’une veille individuelle aux moments-clés (septembre et janvier sont souvent des mois où les nouveaux programmes sont annoncés), on rencontre les autres structures. L’année passée, des changements ont eu lieu du côté des maisons médicales et les rencontres ont permis de connaître leur nouvelle organisation par zone, leurs nouvelles spécialisations (par exemple sur les violences conjugales) et les développements de leurs équipes. Des colloques et speed meetings avec les partenaires sont aussi organisés chaque année, permettant d’établir de nouveaux partenariats. Les « papotes du social » existent depuis un an sur le site de Monceau-Fontaines qui regroupe des entreprises d’économie sociale. Elles sont l’occasion de se rencontrer une fois par trimestre entre travailleurs sociaux du site pour discuter, échanger des outils, des contacts, etc.

Quel suivi est effectué après la formation ?

Au niveau purement administratif, le décret nous impose de faire un suivi post-formation dans les trois mois qui suivent la fin de formation. On envoie alors un email trois mois après la sortie de formation chaque mois à l’ex-stagiaire pour lui demander où elle en est. En plus de cela, les stagiaires qui ont terminé leur formation peuvent reprendre contact avec nous, souvent sur des problématiques particulières, et nous faisons alors une orientation vers les organisations compétentes (par exemple pour des problèmes d’allocations familiales). Notre accompagnatrice à la recherche d’emploi reste aussi disponible dans le cadre du job coaching, parfois pour un réajustement sur leur CV mais aussi quand on reçoit des demandes d’employeurs qui cherchent du personnel.

Vous avez évoqué les valeurs qui sont partagées entre les travailleur·e·s, quelles formations sont proposées à l’équipe pour consolider les compétences autour de cela ?

On a une direction qui nous pousse à faire de la formation continue, soit sur base de notre demande (en lien avec notre fonction), soit sur proposition de la direction. Dans certains cas, ce sont des formations en équipe avec l’ensemble de la coordination pédagogique, par exemple sur les intelligences multiples ou les gestes de premier secours. On participe aussi à des groupes de travail de notre fédération avec lesquels on se rencontre cinq à six fois par année civile avec des travailleurs d’autres CISP pour travailler sur des thématiques. Y participent les personnes de chez nous qui semblent les plus concernées par la thématique abordée.

La communication au sein de l’équipe reste un élément extrêmement important pour l’accompagnement de la stagiaire. Quand un nouveau travailleur intègre l’équipe, on lui dit que s’il entend ou observe quelque chose qui lui semble bizarre ou l’interpelle, il peut venir nous en parler. Par exemple, si un travailleur observe qu’une stagiaire ne mange pas à midi, mieux vaut venir nous le dire que d’interpeler la stagiaire là-dessus parce qu’il peut s’agir d’une problématique alimentaire ou d’un souci de gestion budgétaire. De notre côté, nous serons d’autant plus attentives et on pourra en parler avec la stagiaire quand on la croise et éventuellement mettre quelque chose en place. Cette communication au sein de l’équipe est d’autant plus efficace qu’elle est associée au fait qu’on est toutes et tous au clair sur notre fonction. L’équipe qui encadre les stagiaires est responsable de la formation pratique et si la stagiaire vient avec une difficulté d’ordre privé ou qui ne concerne pas l’apprentissage, l’équipe l’oriente vers nous pour concentrer son travail sur la formation. De par nos formations respectives, on a les compétences pour entendre beaucoup de choses difficiles et tisser une accroche avec la stagiaire.

Comment les nouveaux projets sont-ils développés ?

Ça peut se décider à différents niveaux. Par exemple, c’est dans le cadre d’un appel à projet qu’un partenariat a été mis en place depuis un an avec la promotion sociale pour permettre aux stagiaires en nettoyage de passer l’épreuve intégrée pour le métier d’agent de maintenance en nettoyage de collectivité. Dans la filière horeca, un nouveau formateur cuisine est arrivé l’année dernière avec l’envie de repenser la carte et ça a été discuté avec l’ensemble de l’équipe (direction, comptabilité, formateurs) en gardant en tête les référentiels métiers pour veiller à ce que les compétences de base soient toujours bien acquises par les stagiaires.

Vous accompagnez les stagiaires sur de nombreuses dimensions (accompagnement social, pédagogie), comment en rendez-vous compte dans le cadre du reporting aux pouvoirs subsidiants ?

C’est un peu ça la grosse difficulté : rendre compte de l’accompagnement social. Puisqu’on veille à ne pas dévoiler la vie privée des stagiaires, beaucoup de démarches effectuées ne se retrouvent pas dans les données que nous transmettons à la Région wallonne. C’est dommage que ce volet psychosocial ne transparaisse pas davantage car parfois, les réussites à nos yeux ne concernent pas forcément la mise à l’emploi mais plutôt le fait que la stagiaire a réglé son problème de logement, a stabilisé sa situation financière, a entamé un accompagnement psy … et qu’entre la photo de la stagiaire prise à l’entrée en formation et la photo qu’on fait en fin de formation, on n’a plus la même personne. Ce sont des choses qui ne sont pas quantifiables, pas « notifiables ». De même en ce qui concerne l’encodage des heures d’accompagnement effectuées, si le temps passé avec la stagiaire est comptabilisé, le temps passé à écrire des mails ou à téléphoner à l’avocat ensuite n’est pas pris en compte. On ne peut justifier que les temps de rencontre avec la stagiaire, pas le travail qui suit alors que la situation de la stagiaire ne se règle pas au moment de l’entretien avec elle. Dans les tableaux reprenant les données administratives, toutes les heures de travail sont fondues dans une même catégorie d’heures passées en formation, les données concernant l’accompagnement social ne seront visibles en tant que telles que si demandées pour une inspection. Et même dans ce cas, la synthèse indique qu’on a vu tant de fois la stagiaire pour tel type de démarche, ce qui ne rend pas compte de là d’où on est parti et ce à quoi on est arrivé. En même temps, ce qui n’est pas dévoilable ne regarde pas forcément l’Administration non plus. C’est aussi quelque chose qu’on essaie de valoriser auprès des stagiaires, parce que la réussite ce n’est pas forcément l’emploi. Maintenir une régularité et une assiduité en formation, travailler sur l’organisation de la garde d’enfants ou sur la gestion budgétaire, ce sont des réussites qui, si elles sont conscientisées, aident la stagiaire à poursuivre sa formation. S’il ne s’agissait que de trouver un emploi, les stagiaires risqueraient de ne pas le garder longtemps au vu des difficultés auxquelles elles sont confrontées.

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